Chronique | Frayle - Heretics & Lullabies

Pierre Sopor 10 octobre 2025

Frayle fait partie de ces projets qui font immédiatement forte impression, le duo composé de la chanteuse Gwyn Strang et du multi-instrumentiste Sean Biloveck marquant les esprits aussi bien avec son doom occulte qu'avec ses visuels forts... Mais, comme souvent avec ce genre de coups de foudre instantanés, l'effet "waouh" peut aussi se dissiper : si l'on était séduits par la proposition et que Frayle a proposé par le passé plusieurs sortilèges aussi entêtants que puissants, on attendait de leur part une confirmation car, bien souvent, une fois que le charme des premiers instants s'estompait, on leur trouvait une tendance à se répéter un tantinet. Heretics & Lullabies est leur troisième album et l'occasion rêvée de vérifier si, comme le disent les Américains, "third time's the charm", ce à quoi les Anglais préciseraient "third time lucky" alors que Turcs répondraient "Allahın hakkı üçtür" et les Hongrois surenchériraient d'un "Három a magyar igazság". Bref, la troisième, c'est la bonne !

On se lance donc dans l'écoute avec un mélange de hâte et de circonspection. Faut dire que les costumes ont de la gueule, alors on aurait tendance à se laisser distraire ! Ne hâtons pas nos conclusions, même si dès Walking Wounded on sent bien que ça le fait à mort. Avec Frayle, ça le fait toujours à mort au début, quel que soit le morceau que l'on écoute. Le contraste entre la lourdeur menaçante et sinistre des instruments et le chant éthéré de Gwyn Strang fait toujours toute la singularité de la proposition. On soupçonne cette entrée en matière, comptine doom hypnotique et mystique, de dissimuler quelques sombres tours de magie dissimulés entre deux chuchotements flippants, un truc pour immédiatement s'emparer de notre attention. Ou peut-être est-ce l'efficacité absolue de lignes de chant qui n'ont pas peur de piquer à la pop leur sens de l'accroche ? Allez écouter Heretic (avec l'ex-Mushroomhead Jason Popson) tout de suite et osez nous dire que ce refrain ne vous restera pas en tête pour les nuits à venir.

De pop, il est d'ailleurs très vite question puisque Frayle s'attaque à Summertime Sadness de Lana Del Ray. Le duo de Cleveland n'en est pas à sa première réappropriation : leur version hantée de Bela Lugosi's Dead de Bauhaus ou leur reprise de Head Down de Soundgarden étaient déjà deux modèles de reprises qui réussissent à respecter le morceau d'origine tout en y apportant une personnalité nouvelle. Ici, le fait d'aller piocher dans un répertoire encore plus éloigné renforce cette impression que des spectres ont pris possession d'une chanson bien connue pour la faire ressortir de la tombe. De la mélancolie, un refrain qui ne nous lâche plus, de la pesanteur (on en aurait voulu encore plus !) : l'effet waouh perdure, restons sur nos gardes !

On se méfie mais on commence aussi à constater que les ambitions de Frayle semblent avoir été revues à la hausse... Est-ce lié à la signature chez Napalm Records ou juste la preuve d'un concept qui s'assume, s'approfondit et est en pleine possession de ses moyens ? Avec Heretics & Lullabies, la tension ne faiblit jamais et l'ensemble est assez varié pour nous maintenir fascinés. Alors qu'on s'installerait volontiers dans les brumes poétiques qui se dégagent de ces berceuses, les passages plus rugueux viennent ajouter de l'intensité et nous extirpent de la routine : Boo, avec le chant saturé de Popson, Demons et ses ténèbres rampantes qui nous sautent à la gorge, les riffs de Glass Blown Heart... ça envoie et Frayle se tient en équilibre précaire et fragile entre le mouvement ascendant de ce chant léger comme une âme qui s'envole et la lourdeur descendante des guitares et rythmiques, plus abyssales.

En plus des sortilèges, en plus de la mélancolie, il y a une certaine résilience là-dedans, alors que l'on sent bien que cette douceur apparente dissimule autant de cicatrices que de poisons. On se laisse hanter par cette réverbération délicieuse qui impose sa touche gothique, par la théâtralité de Run et Only Just Once... et l'on réalise qu'on a traversé l'album sans que jamais l'effet waouh ne s'estompe. Cette fois, ça y est : Frayle a trouvé la formule pour affiner son concept ultra-séduisant et Heretics & Lullabies ne contient aucun moment faible. C'est accrocheur, mystérieux et d'un raffinement bien particulier. L'auditeur se retrouve alors, tels Hansel et Gretel, attiré par toutes ces sucreries pour finalement se retrouver piégé au milieu d'une forêt sombre. Alors, quitte à être pris dans la toile de ce sortilège, autant couper les lumières, allumer une bougie, monter le son et savourer cette variation autour du doom aussi convaincante qu'addictive.

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Pierre Sopor

Rédacteur / Photographe