Chronique | Ecstasphere - Transgressions : Documenting Decay

Pierre Sopor 11 janvier 2018

Troisième album d'ECSTASPHERE, Transgressions : Documenting Decay est aussi le premier à sortir sur le label Audiotrauma après avoir sorti les précédents sur Raumklang. Ophelia The Suffering, l'artiste derrière l'entité, nous a habitués par le passé à faire évoluer sa musique vers des horizons inattendus, teintant son IDM de rythmic noise et sortant ses morceaux sous différents noms (ECSTASPHERE donc, mais aussi APHEXIA ou tout simplement OPHELIA THE SUFFERING). On se souvient de l'excellent et anxiogène Carnival of Catharsis qui nous plongeait dans un univers névrosé et cauchemardesque, ou encore de la série d'EPs Klangporträts, c'est donc avec impatience que l'on attendait ce Transgressions et ses nombreux morceaux commençant par la lettre D. Faut-il y voir un message caché ? Mystère..

Ce Transgressions : Documenting Decay promet un voyage intérieur toujours aussi mouvementé et fascinant, qui commence fort avec Displaced Desires, sa rythmique rapide et ses mélodies labyrinthiques relevée par des cordes mélancoliques qui nous plongent dans la psyché torturée d'Ophelia. Si la musique est toujours aussi intime, on s'éloigne de l'inspiration plus fantastique et onirique de Carnival of Catharsis pour quelque chose de bien plus réaliste et effrayant : le monde réel et ses dérives récentes. L'album est inspiré par les nombreuses montées du fascisme dans le monde, à la fois cause et résultat de souffrances humaines, tel un serpent se mordant la queue, et par la violence que nos modèles sociaux et économiques infligent et provoquent. On vous avait dit que ça ferait plus peur qu'un carnaval glauque et hanté. Musicalement, on note une ouverture à de nouvelles sonorités, qui viennent apporter de l'épaisseur au son d'ECSTASPHERE tout en alourdissant une musique d'ordinaire plus éthérée et cérébrale, comme ces guitares très metal indus qui apparaissent dès Distance (dont vous devriez découvrir l'étrange clip en bas de cette page) et reviennent régulièrement (se faisant presque doom sur la menaçante Reformation), ou les glitchs sonores à la frontière de l'électronique du maître APHEX TWIN et du breakcore vers la moitié de Dysfunction.

La superposition de sonorités crée une alchimie entre chaos électronique et apaisement mélodique, s'assimilant à des niveaux de lecture ou des paliers vers l'hypnose provoquée par la musique. Si les tendances dubstep de The Document peuvent étonner, c'est surtout l'usage de chant qui nous prend par surprise. Ce n'est pas une première dans ECSTASPHERE, mais cela rend la musique plus intime et lui insuffle une humanité nouvelle, la rendant plus viscérale aussi lorsque les guitares explosent. La musique d'ECSTASPHERE est à la fois froide, peut-être difficile d'accès par moments, mais aussi incroyablement humaine, sincère et véhicule d'émotions. On est surpris par la lourdeur de certains titres qui n'hésitent pas à faire dans le gras qui cogne fort (Deformation), sans ne jamais s'appauvrir ou perdre en construction. Mais cette lourdeur est systématiquement contrastée par une nappe de synthé, une ligne de chant, des percussions acoustiques... La richesse d'ECSTASPHERE vient d'ailleurs de ces contrastes permanents, du refus de la simplicité, de la volonté de toujours rechercher, expérimenter, approfondir pour emmener l'auditeur toujours plus loin.

Transgressions : Documenting Decay est un album qui se mérite, dont la première écoute peut déstabiliser même les habitués d'ECSTASPHERE. C'est une invitation à se perdre dans un univers intérieur et tourmenté, et ce genre de voyage n'est jamais facile, paresseux ou dénué de risques. Il y a des musiques qui nous tirent vers le haut, et cet album en fait partie, fruit d'un travail impressionnant et sincère pour offrir à l'auditeur une expérience unique. La traversée fut agitée, mais que ce fut beau !