Les occasions de voir les Genitorturers sur scène sont rarissimes en Europe : on ne les y avait plus vus depuis 2010. Le groupe de metal industriel à la réputation "haute en couleurs" n'a pas sorti d'album depuis plus de quinze ans et il est vrai qu'on a tendance à les oublier dans une zone d'ombre confinée aux années 90 et au début des années 2000. Pourtant, les Genitorturers continuent de tourner outre-Atlantique et traversaient enfin l'océan cet été... Enfin, c'est là que les choses se sont un peu compliquées. La tournée initialement prévue avec Psyclon Nine et qui devait passer par plusieurs pays a finalement vu ses ambitions à la baisse en se limitant au Royaume-Uni, et sans Psyclon Nine.
Direction Manchester, donc. Vous connaissez probablement l'expression "passer entre les gouttes" : la pluie ne nous dérange pas, elle fait partie du décor ici, entre bâtiments de l'ère industrielle recouverts de tags, vieux pubs et constructions ultra-modernes. Non, à Manchester, "passer entre les gouttes" veut dire "réussir à traverser la rue sans entendre les frères Gallagher bêler leurs insupportables Wondewalleries". Pas simple dans une ville où Oasis est un argument touristique digne de King Kong à New York ou les pigeons à Paris. Heureusement, le regard fiévreux de Ian Curtis hante une fresque murale qui remonte le niveau.
On trouve alors vite refuge dans le sous-sol du Rebellion, un club où l'on se sent tout de suite à l'aise : il fait sombre, une lumière noire donne juste à la pénombre quelques nuances bleutées. La sono crache Stigmata de Ministry et enchaîne avec Skinny Puppy, KMFDM ou Nine Inch Nails. La programmation de l'endroit fait chaud au cœur (il y aura bientôt Assemblage 23, The Birthday Massacre, Grendel, Pink Turns Blue...). Le public anglais est chaud, et par chaud, on veut bien dire "pas frileux" : il a beau tomber des cordes, on ne va pas voir les Genitorturers en étant trop habillé ! Avant, cependant, il reste à découvrir trois groupes en première partie.
SPIRE CIRCLE
Il y a deux façons de découvrir Spire Circle. Soit vous zieutez rapidement sur internet et tombez sur leur logo, ce qui vous amènera à dire "c'est illisible, ça doit être du black metal", soit vous prenez le temps d'écouter et découvrez une formation darkwave / cold wave mélancolique... mais avec un supplément d'intensité rock'n'roll. Cela les amène d'ailleurs, après la soirée, à s'amuser : d'habitude, quand ils jouent avec des goths, ils sont le groupe le plus heavy. Ce soir, c'était l'inverse !
Spire Circle vient de Manchester. Heureusement, parce qu'avec un set de même pas une demi-heure, on se serait sentis mal d'apprendre qu'ils avaient mis 2h à venir. C'est vrai qu'en live, avec la batterie et la basse, Spire Circle gagne en impact. Les morceaux trouvent alors une densité nouvelle qui accentue le caractère fiévreux des compositions, décuple la nervosité des rythmiques... au point peut-être de perdre un peu les mélodies synthétiques froides à la poésie grise, pourtant très chouette (d'ailleurs, derrière son matériel, dans un coin de la scène et sous une énorme enceinte, Susana Duende est plus discrète que ses trois collègues). Comme ils le disent, ils font "de la musique pour les goths qui aiment quand c'est fort, les métalleux qui aiment danser et tous les freaks qui veulent se sentir compris". Voilà qui plante le décor d'une soirée où l'on aime le brassage et où tout le monde peut s'y retrouver... manquerait plus qu'on aille à un concert des Genitorturers pour se faire juger par des snobs !
Entre l'austérité automnale des influences cold wave et les émotions contenues dans les synthés et le chant, Spire Circle propose une musique tout en nuances, où la contemplation se retrouve secouée par des secousses plus nerveuses, une forme de rage contenue qui impose son urgence et sa tension. C'est à la fois élégant et absolument le genre de chose que l'on imagine quand on pense à Manchester : une bande-son idéale pour errer entre les briques sous la pluie.
CELAVI
A Manchester, tout le monde est gentil. La soirée commençait avec le mec à l'accueil du Rebellion, adorable, puis avec Spire Circle et sa musique pour ceux qui veulent danser dans le noir ET ceux qui veulent transpirer en remuant leur nuque... Voilà que CELAVI a la délicatesse de nous dire qu'on peut prononcer un peu comme on veut leur nom. Nous, en bons français, on avait envie de lever le doigt très haut pour dire "ça se dit "c'est la vie", hein, on a bon, hein, dites, on peut avoir un bon point ?", mais apparemment là-bas ils disent tous "KELAVI". Ouais, enfin, déjà qu'ils roulent à gauche avec le volant à droite... Respectons leurs drôles de coutumes. L'ambiance a changé radicalement. Après la sobriété du groupe précédent, le mélange neo-metal / indus / emo de CELAVI s'apprête à exploser sur un fond rose tapant.
Sur scène, le duo devient un trio avec l'ajout d'un batteur, un peu planqué par cette drôle de colonne qui semble couper la scène en deux. Et là, pendant que la chanteuse Sarah Wynn agite sa crinière, se jette par terre pour se rapprocher de son public et multiplie les coups de pieds en l'air, on réalise un truc : CELAVI a une fanbase solide ! Les gens les connaissent, chantent les paroles, ça se trémousse vachement devant. On comprend, le groupe a les arguments pour convaincre en live. Leur mélange electro-neo-metal-pop-indus-emo-metalcore est efficace, associe des mélodies entêtantes à des moments qui cognent fort. L'univers visuel nous donne parfois l'impression de voir une version d'Ayria, qui jouait au Rebellion l'année dernière comme nous le rappelle une affiche toujours collée au mur, mais avec des grosses guitares.
On a droit à une reprise de Du Hast de Rammstein. On ne le sait pas encore mais ce détail aura une suite plus tard dans la soirée. CELAVI, originaire de Pays de Galles, introduit ses morceaux en précisant "celui-ci sera chanté en anglais et en gallois" (pas Du Hast, hein, même si on n'aurait pas dit non à une version galloise !). A un moment, on rigole un peu parce qu'un morceau va être chanté "en trois langues" : mais où vont-ils s'arrêter ? D'ailleurs, de manière générale, on rigole bien devant ce groupe qui s'assume dans les paillettes et le clinquant à un point presque revendicatif. Ouais, on aime le rose, les trucs qui prennent pas la tête et qui passaient à la radio y'a vingt ans, et on vous emmerde.
On rigole bien aussi quand, vers la fin du concert, CELAVI introduit son prochain morceau en disant "celui-là parle de quelque chose qu'on aime beaucoup... il s'appelle EYELINER !". On l'avait compris ! Et là, soudain, l'évidence nous tombe dessus, on réalise que CELAVI n'est pas tant une célébration de la vie que... une référence à une marque de cosmétique !? Fichus français, avec leur arrogance, toujours à croire que les étrangers dans les autres pays essayant comme ils peuvent de parler notre langue alors qu'ils s'en foutent, ce qu'ils veulent, c'est de l'eyeliner !
BLACK LAKES
Annoncé en remplacement de Psyclon Nine, Black Lakes s'excusait presque sur les réseaux sociaux en répondant aux questions des fans déçus de Nero Bellum : "non, on ne fait pas d'indus mais viens quand même nous voir, au pire si t'aimes pas tu iras boire un verre en attendant". Bon sang, encore des gentils ! Mais on fait comment, nous, pour faire la gueule et critiquer ? Là, incognito au cœur de la perfide Albion, on ne trouve rien à redire. Enfin, si, bien sûr, on pourrait râler et, avec mauvaise foi, dire que Black Lakes ce n'est pas du tout notre truc : du metal moderne alternatif qui va chercher dans le hard rock ses refrains fédérateurs, c'est accrocheur, y'a un peu d'électronique, de la voix claire pour dire que c'est LES SENTIMENTS, etc.
Mais on serait de mauvaise foi. Déjà parce qu'on avait décidé de finalement bien les aimer en voyant qu'ils vendent des peluches à leur effigie au merch et ont un pot à pourboires pour "acheter du rhum". Ensuite, le chanteur Will Preston avoue avoir pleuré backstage avant le concert parce qu'il commençait à perdre sa voix mais remercie le public pour compenser ses lacunes... Mais non, bichette, ohlala, faut pas pleurer, tu t'en sors super bien ! Au pire, si t'avais chanté comme une chèvre, t'aurais pu dire "ah mais désolé, comme on était à Manchester, on pensait vous faire plaisir en rendant hommage à Oasis" ! C'est bien la coquetterie et la fausse modestie de ceux qui savent faire : il était le chanteur aux compétences techniques les plus poussées de la soirée !
Du coup, voilà, on regarde Black Lakes. C'est positif. C'est entraînant. Ils sont trop choupis. Ils font sauter le public, et puis aussi allumer les loupiottes des téléphones pour faire LES SENTIMENTS, et puis ils font bouger les bras et taper dans les mains. Ils ont plein d'énergie, ils s'amusent beaucoup sur scène, ça grimace, ça s'agite, ça communique bien avec le public. Quand ils jouent Dead Gods, on a l'impression de déjà connaître le refrain avant même qu'il n'explose pour nous rester en tête. Quand ils dédient un titre à toutes celles et ceux qui ont souffert à cause de l'extrême droite, on finit de fondre : décidément, comment résister à des gars aussi choupinous ? A part Oasis, est-ce qu'on va croiser ne serait-ce qu'une personne désagréable et méchante à Manchester ? On a juste un peu de peine pour le bassiste Lee Harris qui semble puni : sur la scène un poil trop étroite, il est coincé derrière ses copains. En plus, c'est le seul qu'a pas genre une barbe décolorée, des cheveux méga-longs ou des mi-cheveux, alors forcément, on le remarque moins.
GENITORTURERS
Bon, allez, fini les câlins, fini les sourires, fini les trucs gentils et positifs. Là, c'est les Genitorturers. On va souffrir. Au premier degré. Physiquement. C'est même tout le propos. Le show commence avec Skwerll, performer / clown, seul sur scène. Il va nous "divertir pour la soirée" et se lance dans une série de numéros. Tout d'abord, il a prévu de gonfler des ballons à la forme phallique... qui explosent immédiatement tous les uns après les autres. Mince alors, c'est loupé pour cette fois ! Pas de panique, il a un autre tour en réserve : la sono lance Du Hast, que l'on n'avait pas entendue depuis au moins une heure, puis il se colle une grosse vis en metal dans le nez et approche une meuleuse pour en faire jaillir une gerbe d'étincelles. Ah, voilà pourquoi on nous passe les pyromanes teutons ! Hop-hop-hop ! Le type à la régie de la salle le coupe immédiatement : pas de feu, pas d'étincelles, non mais oh ! Mince alors, c'est re-loupé pour cette fois, aussi ! Pas de panique, il a d'autres tours, encore ! Il y a ce moment où il fait passer un tuyau par son nez, le fait ressortir par sa bouche et y verse un peu de bourbon. Enfin, il incite le public à lui donner des pourboires... en les agrafant sur son torse. Il fournit l’agrafeuse, plutôt balaise, et l'assemblée se montre généreuse. Ah, les américains et la culture des tips ! On est en 2025 et les Genitorturers semblent toujours savoir rigoler ! Quand ce drôle de bonhomme quitte la scène, Shout at the Devil de Mötley Crüe retentit. En entier. Entre ça et les numéros de Skwerll, un concert des Genitorturers commence un bon quart d'heure après l'heure annoncée !
En attaquant avec Revolution et Cum Junkie, le groupe met à l'honneur son dernier album en date, Blackheart Revolution, probablement son plus accessible. Son humeur festive est contagieuse, entre frénésie punk et sens du refrain poids lourd à la Rob Zombie (flagrant sur Devil in a Bottle). La boss de la soirée, Gen, se cache derrière un masque et agite sa cravache, maitresse de ce cirque ultra-sexualisé, théâtre grand-guignol entre Hellraiser et La Maison des 1000 Morts. Elle cultive son image d’icône shock-rock en s'adressant à son public comme on parle à de vieux amis... ou à des adeptes, ici les "Girl Pervs", ou juste "Pervs". Quand elle parle entre les morceaux, à peine essoufflée, sa voix est celle d'une diva qui en a vu d'autres. On est très agréablement surpris par son énergie sur scène et la forme qu'elle affiche à presque soixante ans, entourée du très expressif Eric Griffin à la guitare (passé par les Murderdolls, Wednesday 13... et apparu dans le film La Reine des Damnés et sur un titre d'Undercover Slut : comment ça, vous avez mal à vos années 2000 !?), Ilyn Nathaniel à la basse et Chris Densky de Deadstar Assembly à la batterie. Gen scande : "on veut des culs, des nichons et d'la gnôle ! Des culs et des nichons !", s'appropriant le cliché éculé de la rock star pour le détourner et le féminiser. Les nichons ne sont pas là pour être "consommés", ils sont là pour imposer leur loi à des mecs que l'on agrafe et que l'on traine en laisse.
Parce que quand on va voir Genitorturers, on y va autant pour le show que la musique. Certes, les années 90 sont loin et le spectacle s'est assagi. Fini l'anonymat depuis que tout le monde a une caméra en poche. Le public est moins mis à contribution (sauf quand il s'agit d'agrafer des billets sur un clown). Gen n'est plus crucifiée à poil sur scène, à nous refaire des scènes de l'Exorciste avec un crucifix. Aucune bouche n'est cousue en direct. Que voulez-vous, tout fout l'camp, ah ça oui, on n'avait peut-être pas Fesse-de-Bouc et Toc-Toc, mais on savait s'amuser ! Tout se perd !
Oui, enfin, bon, ça reste sacrément rigolo : y'a un mec qui se fait trainer par une laisse en chaine qui traverse ses tétons percés et s'accroche à un hameçon dans sa langue, y'a le diable qui vient danser sur scène, Gen agite une espèce de dague-gode sortie d'un cauchemar de Giger (facétieuse, quand elle dit avoir des vinyles 7 pouces au merch, elle ajoute normalement préférer quand ça mesure 12 pouces, mais que ça aurait été considéré comme une arme à l'aéroport...), et tout un tas de gens pas trop habillés viennent faire leur numéro. Il se passe toujours quelque chose sur scène, c'est aussi généreux que drôle... et si les Genitorturers ont contribué à associer la musique à la culture fetish / BDSM, on est en 2025 et ce ne sont plus des choses aussi inédites. Cependant, même dans une version "propre" et compatible avec un show autorisé aux mineurs, il se dégage un parfum de contre-culture et de provocation qui n'a pas à pâlir face aux stars qui en ont fait leur fond de commerce (Rammstein, Marilyn Manson...).
Côté musique, on ne va pas vous mentir, c'est quand Genitorturers fait dans le sale et le rugueux qu'on les préfère. Razor Cuts apporte cette satisfaction bien particulière, ce truc viscéral et crasseux d'écouter une musique méchante, rentre-dedans, dans un sous-sol mal éclairé et au sol collant. On se perd un peu pendant Vampire Lovers qui offre au public une respiration. On découvre le nouveau single Scars and Stripes Forver, vicieux et accrocheur mais en réalité enregistré il y a vingt ans et perdu depuis (du coup, on ne sait pas trop s'il faut espérer un nouvel album ou pas !)... mais surtout, dans la dernière partie du concert, les Genitorturers vont enchaîner leurs incontournables. House of Shame, Flesh is the Law, 120 Days... Quelque part entre Ministry et White Zombie, ça groove, c'est séduisant et mordant, poisseux, hargneux et jouissif. Lecher Bitch retentit dans le cadre parfait : elle hantait les enceintes de The Last Round, bar de vampires anarchistes dans le jeu vidéo Vampire The Masquerade : Bloodlines. Le Rebellion, c'est un peu comme le Last Round. L'heure du couvre-feu est passée. Gen demande s'ils ont le droit d'en jouer encore une. L'ingé son dit "ok", pouce levé, pas rancunier pour les étincelles. Il ne voit pas son collègue, dans la salle, qui lui fait des signes un peu paniqués pour dire que non, c'est mort, y'a pas du tout moyen. Peu importe. On n'allait pas partir sans un bon gros Sin City en bouquet final !
Voilà. En 2025, Genitorturers sur scène, ça le fait carrément. Si l'on a perdu un peu d'odeur de souffre, le show reste fun, d'une déviance réjouissante, une célébration des différences. Derrière les provocations tapageuses qui réussiront tout de même à toujours froncer quelques sourcils, derrière l'humour et la théâtralité, il y a aussi des revendications toujours pertinentes qu'incarne avec force et passion Gen. Avant de quitter la scène, elle dit qu'elle restera tout le temps qu'il faudra pour "dédicacer nos nénés", conclusion d'un concert où l'échange complice et la générosité étaient bien plus au cœur de l'expérience, finalement, que l'imagerie. Si la drôle d'existence bizarre des Genitorturers continue de se faire sous les radars, à l'abri des projecteurs et dans des sous-sols collants, le projet n'en mérite pas moins son statut de culte. Tant pis pour les esprits chagrins, les pisse-vinaigre, les élites auto-proclamées : certes, c'est un peu bas du front mais également rafraichissant et on s'est bien marrés !