[Cinéma] Enfers et Fantômes d'Asie

[Cinéma] Enfers et Fantômes d'Asie

Pierre Sopor 18 décembre 2019

En 2018, le Musée du Quai Branly proposait une exposition aussi impressionnante que passionnante : Enfers et fantômes d'Asie, via aussi bien la pop culture que l'art religieux ou le théâtre, laissait démons et fantômes asiatiques prendre possession d'un des plus beaux musées de Paris pour offrir une plongée dans le monde des esprits, de l'épouvante et des créatures fantastiques, pour reprendre l'accroche officielle. Si vous n'en avez pas profité, nous ne ferons (presque) rien pour vous consoler : c'était magnifique, complet et fascinant. Cependant, bien l'exposition ne soit plus, vous pouvez toujours vous plonger dans son univers et approfondir la chose. On vous aide avec cet article, qui n'a évidemment pas pour vocation d'être exhaustif, dans lequel, on l'espère, vous pourrez piocher quelques idées de films à découvrir !

Les fêtes de fin d'année approchent. Vous êtes en panne d'inspiration ? Exigez donc que l'on vous offre le livre de l'exposition. Bel objet d'un poids (et prix) conséquent, il vous permet de retrouver les lignes essentielles de l'exposition ainsi que des photos des œuvres publiées.

L'enfer bouddhique avec ses juges et châtiments, les Yūrei (ces femmes fantômes japonaises), les Asura, ces ambivalents esprits auxquels croient les Khmers du Cambodge, les vampires sauteurs chinois : l'ouvrage est complet, captivant et ludique. Bien qu'il ne profite pas de la superbe mise en scène du Quai Branly, avec ses ombres chinoises inquiétantes et ses espaces sombres réservés à la projection de scènes gores (fœtus et têtes volantes au programme), il permet néanmoins d'apprécier au calme certaines œuvres superbes et propose, en plus, des entretiens supplémentaires. Ceux de Hiroshi Takahashi, scénariste de Ring de Nakata (1999) et Apichatpong Weerasethakul, réalisateur notamment de Oncle Boonmee, sont édifiants.

Le spectre d'Oiwa-san, de Katsushika Hokusai

L'enfer, chez les autres

L'au-delà fascine et intrigue et Enfers et fantômes d'Asie ajoutait à ce sujet un décalage ethnologique passionnant : dans un monde où tout semble se standardiser, regarder ce qui se passe ailleurs apporte toujours un air frais salvateur et permet un nouveau regard sur nos propres croyances et pratiques. On ne saurait trop vous recommander de vous rendre au Quai Branly, dont les installations permanentes sont magnifiques : vous y retrouverez d'ailleurs encore certaines pièces de l'exposition qui y ont élu résidence.

Alors que notre imaginaire est grandement façonné par le christianisme, forcément, en s'éloignant, on est dépaysés. Les vampires sauteurs chinois ne craignent pas l'ail mais le riz glutineux (ce qui jette un nouveau regard sur nos mariages occidentaux...). L'Île de Java, elle, pour luter contre la prostitution qui s'est développée pendant sa colonisation, a le Sundel Bolong, soit l'esprit d'une prostituée assassinée alors qu'elle était enceinte et qui aurait donc accouché dans la tombe. Ces exemples montrent comme nos monstres et notre imaginaire sont construits à partir de notre réalité concrète et l'histoire de notre société.

Pour les bouddhistes, l'Enfer est un état d'esprit... Ce qui n'empêche pas leurs Enfers de ne rien avoir à envier à l'Enfer chrétien pour ce qui est des supplices : les dépravés bouillissent dans des chaudrons pendant que d'autres escaladent des montagnes de couteaux. Cependant, rien n'est éternel : l'enfer chrétien est le seul dont on ne ressort jamais. Après 50, 150 ou 5000 ans à payer pour ses pêchés, on sort des enfers indouistes et bouddhistes et on se réincarne.

La culture thaïe accorde une grande importance aux esprits, les phi, et de nombreux autels ou temples se trouvent dans des lieux publics mais aussi des espaces privés. Les supplices infernauxs ont inspiré à partir des années 70 des temples aux enfers, des installations artistiques en plein air représentant diverses joyeusetés. C'est coloré, sanglant, bref : ces gens savent s'amuser.

Comme l'explique le scénariste Hiroshi Takahashi, l'humidité est telle au Japon qu'on y sent un pression sur la peau ce qui rend bien plus palpable la présence de fantômes qu'en France... Encore une fois, tout est affaire de contexte, ce qu'illustre la web série Tokyo Paranormal, une web-série produite par Arte Creative et que vous pouvez retrouver sur la page du Quai Branly. Au programme : légendes urbaines, fantômes folkloriques et peurs modernes.

Fantômes du quotidien

Un des aspects longuement abordés par Enfers et fantômes d'Asie était le cinéma. Le Japon, la Chine, la Corée du Sud ou encore la Thaïlande ont une production fantastique riche et captivantes.

La vague de J Horror des années 2000 a connu un réel succès chez nous (en partie grâce à des remakes américains) : Ring (le fantôme Sadako continue d'avoir de nombreuses suites, crossover et déclinaisons coréennes ou thaïlandaises), Ju-On (The Grudge), Dark Water ou encore Kaïro invitaient le surnaturel dans un quotidien terne et réaliste, y mélant également les technologies des années 2000 (internet, téléphones portables). Un succès qui a inspiré les cinéma d'horreur Thaïlandais et Coréens (qui ont connu une certaine popularité chez nous avec respectivement The Eye et Deux Sœurs, par exemple), dont les recettes sont similaires : contexte urbain, fantômes dépressifs, grisailles et inspirations folkloriques. Les productions Thaïlandaises sont cependant plus sombres encore, et souvent plus sanglants.

La mode de la J Horror ne s'est pas encore totalement épuisée : un nouveau remake américain de The Grudge sortira en 2020 et Nakata continue de sortir des films inégaux qui n'ont pas la chance d'être distribués chez nous (The Complex, Ghost Theatre...) et Kiyoshi Kurosawa enchaîne les productions fantastiques et variées à un rythme industriel.

Vampires sauteurs et kung-fu : big trouble in China

Plus colorés et amusants, certains films Hong-Kongaises des années 80, âge d'or du fantastique chez eux, offraient un réjouissant mélange de fantastique, d'horreur, de comédie et d'arts martiaux : la mode de la ghost kung-fu comedy, portée par des réalisateurs aussi acteurs et chorégraphes (Wu Ma, Sammo Hung, Ricky Lau...), n'a duré qu'une décennie mais est d'une naïveté, d'une folie et d'une créativité réjouissantes. Ne serait-ce que pour les différents rituels sociaux et magiques qu'elles mettent en avant ou leurs cascades spectaculaires, ces œuvres sont à découvrir absolument.

Parmi les plus notables, Histoire de Fantôme Chinois (1987), avec ses airs d'Evil Dead bon enfant, fait aussi preuve d'une poésie élégante. En Chine, les vampires avancent par petits bonds : on attachait les pieds des morts pour éviter qu'ils ne gambadent hors de leur cercueil. La saga des Mr Vampire et ses vampires sauteurs très amusants qui terrorisent des acteurs qui en font des tonnes a imposé la figure du prêtre taoïste aux sourcils intimidants (Lam Chim-Ying, dans son rôle récurrent le plus emblématique) et des apprentis gaffeurs, gloutons et trouillards. Très drôle aussi, l'Exorciste Chinois 2 de Sammo Hung, ou La Fureur du Revenant de Wu Ma mélangent la comédie enfantine des Mr Vampire et la poésie d'Histoire de Fantômes Chinois. Un des avantages de ces séries de films est que l'ordre importe peu : les suites n'ont en fait rien à voir les unes avec les autres, si ce n'est qu'on y retrouve les mêmes acteurs qui rejouent leurs personnages habituels.

Plusieurs films ont repris ces codes : cascades surréalistes, fantômes volant parmi la cime des arbres, vampires sauteurs, exorciste aux larges sourcils... Malheureusement, si les plus connus peuvent se trouver en cherchant un peu (ne faites pas trop les innocents : aucune édition Blu-Ray n'existe en France), certaines œuvres restent désespérément inaccessibles à moins d'être polyglotte. Sortis dans un contexte bien particulier (la perspective de la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997), les réalisateurs laissaient libre cours à leurs idées les plus folles. Les fameux films "de Catégorie 3" produits à Hong Kong sont un autre sujet, mais resteront uniques tant ils sont liés à une époque révolue, malgré quelques soubressauts ponctuels (Dream Home de Ho-Cheung Pang, sorti en 2010 : pas de fantômes ici, mais un film particulièrement violent sur la crise du logement, ou encore Rigor Mortis de Juno Mak, problème de logement toujours, mais hommage aux Mr Vampire, la comédie en moins).

Classiques nippons en conclusion

Plus anciens et classiques, on recommande trois chefs d’œuvres japonais aux amateurs de fantastique. Tout d'abord le splendide Kwaïdan de Masaki Kobayashi, sorti en 1964. Composé de quatre histoires, il plonge le spectateur dans un rythme contemplatif hypnotique au travers de plans magnifiques et poétiques. On y retrouve plusieurs éléments récurrents du folklore fantastique japonais : les longs cheveux, Yuki-Onna la femme des neiges, etc. Dans un genre similaire, vous pouvez également vous intéresser à Histoire de Fantômes Japonais de Nabuo Nakagawa (1959).

Plus fou, Jigoku du même Nabuo Nakagawa est un film auquel une restauration en haute définition ferait un bien fou : si ce n'est sa texture d'image légèrement passée, il serait bien difficile de situer sa sortie en 1960. Passée une première partie aux allures de drame réaliste, les personnages se retrouvent piégés en Enfer et passent de supplices en supplices. Cruel, surréaliste et fou, le film ne lésine pas sur l'imagerie baroque et les couleurs vives.

Onibaba de Kaneto Shindō, sorti en 1964, adopte un noir et blanc considéré comme plus réaliste à une époque où la couleur n'était pas encore la norme pour nous plonger dans la campagne japonaise. Le récite mélange superstition bouddhique (le démon), folklore japonais (le masque qu'on n'enlève plus, le démon aux airs de grand-mère qui dévore les hommes) et éléments historiques (conflit entre nord et sud du Japon au XIVème siècle).

L'énorme majorité des productions asiatiques ont bien du mal à traverser le monde jusqu'en Occident (si l'on oublie les films diffusés par Netflix et qui s'alignent trop souvent sur les formules aseptisés des succès hollywoodiens du moment, comme les niaiseries réalisées à la pelle par l'Indonésien Rocky Soraya) et c'est d'autant plus vrai pour les films issus de pays moins riches : des Philippines, par exemple, on connaît des nanars d'action avec le minuscule Weng Weng mais bien peu de films fantastiques. C'est regrettable : certains extraits projetés au Quai Branly étaient déments, mais la barrière de la langue empêche le commun des mortels de découvrir ces curiosités... Dommage.

On espère que ces quelques lignes vous auront donné envie, au travers de quelques choix orientés, de creuser le sujet. L'Asie a cet avantage particulier pour nous d'avoir une production cinématographique développée qui peut nous servir de fenêtre d'accès à une culture différente et passionnante et où la mort et les esprits sont tout aussi présents (voire plus) que dans la notre.