[Cinéma] The Lighthouse : la Nouvelle-Angleterre, ses phares, ses tentacules, ses hallucinations

[Cinéma] The Lighthouse : la Nouvelle-Angleterre, ses phares, ses tentacules, ses hallucinations

Pierre Sopor 20 décembre 2019

Titre : The Lighthouse
Réalisateurs : Robert Eggers
Année : 2019
Avec : Willem Dafoe, Robert Pattinson
Synopsis : L'histoire hypnotique et hallucinatoire de deux gardiens de phare sur une île mystérieuse et reculée de Nouvelle-Angleterre dans les années 1890.

"Rien de bon ne peut arriver quand deux hommes sont enfermés dans un phallus géant", c'est comme ça que Robert Eggers, farceur, présente son deuxième long-métrage. Après avoir surpris le public et la critique avec The Witch en 2017, il fait partie de ces nouveaux auteurs du cinéma fantastique à suivre absolument et qui, dès leur premier film, ont su fasciner et imposer leur marque et, surtout, font preuve d'une audace qui manque souvent cruellement (merci d'ailleurs à A24 pour ses productions, on leur devait déjà Midsommar de Ari Aster cette année par exemple).

Deux hommes enfermés dans un phallus géant, donc. En l’occurrence, des gardiens de phare, à la fin du XIXème siècle. Mais avant même de rentrer dans les détails de l'intrigue, la première chose qui frappe avec The Lighthouse est son esthétique : Eggers a de nouveau fait appel à Jarin Blaschke, déjà chef-opérateur sur The Witch, et il a été bien inspiré. Après l'éclairage à la bougie façon toile de maître, Eggers opte pour un noir et blanc qui recrée une texture d'image d'il y a cent ans (des lentilles des années 30 ont été utilisées). Ils ont en plus opté pour un format peu banal, le 1:19, plus carré encore que le classique 4:3. Un choix qui n'est pas anodin : en plus de souligner la verticalité du phare, les dimensions étroites du cadre renforcent la claustrophobie de cet intérieur aux dimensions restreintes et rend palpable la promiscuité qui y règne : quand ils sont ensemble à l'image, les deux acteurs n'ont d'autre choix que d'être collé l'un à l'autre. Le spectateur, lui aussi, se retrouve enfermé avec eux et les gros plans sur les visages, particulièrement proches, sont magnifiques, soulignant les regards possédés des personnages.

De proximité et de folie, il en est bel et bien question dans The Lighthouse. Sans trop en dire sur l'histoire, deux hommes sont donc enfermés l'un avec l'autre dans un phare, il pleut, il vente, et petit à petit, au fil d'un scénario particulièrement bien construit, on découvre leurs secrets, leurs mystères et, surtout, on les voit perdre les pédales. The Lighthouse est souvent qualifié de film Lovecraftien : son époque, la mer, son ambiance irréelle, sa situation géographique (on est en Nouvelle-Angleterre) et quelques tentacules rappellent forcément l'auteur misanthrope de Providence... Et quoi de plus lovecraftien que cette mystérieuse lanterne de phare, source muette de fascination qui semble venue d'un autre monde et qui exerce sur les hommes un pouvoir étrange ?

Pourtant, les personnages incarnés par Dafoe et Pattinson ont une existence viscérale et terrestre bien plus marquée que les froids intellectuels des écrits de Lovecraft. Dans The Lighthouse, on picole (beaucoup), on beugle, on pisse, on pète, on ronfle. Eggers, qui réussissait à faire parler un bouc sans que ça ne soit ridicule dans The Witch, installe ici une ambiance de malaise et nous fait plonger dans la folie sans délaisser le grotesque : fou et iconoclaste, il s'amuse de détails triviaux, qui accentuent encore l'aspect intenable de la vie des deux gardiens de phare. Sa mise en scène est puissante et retranscrit à merveille la frénésie des scènes où les deux perdent pied autour d'une bouteille, les séquence d'hallucination sont magistrales et on a droit à quelques tableaux surréalistes voire franchement gores. 

L'écriture est particulièrement soignée : il y a les impressionnants monologues théâtraux de cet archétype du vieux loup de mer joué par Dafoe, mais aussi ce scénario dont la progression vers le mystère et la folie se fait par touche, au détour d'une réplique répétée une fois de trop, d'un objet, ou d'une phrase prononcée par un des personnages qui, soudain, renverse notre point de vue. Enfin, il y a l'univers du film, imprégné de folklore marin, où les superstitions de ceux qui arpentent la mer rejaillit fréquemment, mais aussi inspiré de quelques histoires vraies dont on ne peut pas trop en dire sans gâcher quelques évolutions du récit. Ce dont on peut parler, par contre, c'est du soin apporté au son du film, hanté par une corne de brume obsédante et intimidante qui revient tel un présage funeste, et qui accentue l'irréalité de ce cauchemar.

Pour passer presque deux heures en compagnie de deux types enfermés, il fallait se reposer sur des acteurs sacrément bons. Ils sont magistraux. Dafoe est à la fois effrayant, touchant, ridicule et autoritaire : s'il veut aller faire le guignol dans Aquaman pour payer ses factures mais que ça lui permet de continuer à jouer ce genre de rôles, qu'il fonce ! Et puis Robbert Pattinson prouve une fois encore qu'il n'y a que les ignorants et les mauvaises langues pour rabaisser sa carrière à Twilight et Harry Potter. Il avait déjà prouvé il y a presque dix ans dans Cosmopolis qu'il savait péter les plombs, dans The Lighthouse il est monumental. Le tournage a dû être particulièrement éprouvant et on est impressionné par ce qu'Eggers arrive à les faire faire, les deux hommes lâchant totalement prise et semblent en état de transe permanent.

Ce film est un chef d’œuvre. C'est un grand film fantastique sur le mystère et la peur, où Eggers a encore une fois l'intelligence de laisser la place à l'imagination du spectateur. C'est aussi un film totalement fou, dont l'audace, la liberté et la démence qui en suinte sont absolument jouissifs. Il n'est pas interdit de rire devant The Lighthouse, soit parce que c'est drôle, soit parce que c'est du pur génie et que le génie, ça fait du bien. Ce n'est pas un film pour tout le monde, mais justement, une œuvre avec une telle personnalité, qui se démarque tant, c'est aussi rafraîchissant que nécessaire.