Chronique | Myrkur - Spine

Pierre Sopor 17 octobre 2023

Dès ses débuts, Amalie Bruun défiait les conventions. Une artiste en robe blanche qui trempe dans le black metal après avoir joué dans une pub Chanel et eu un groupe de pop ? Il y avait là de quoi agacer les plus néandertaliens, surtout que Myrkur n'a jamais réellement obéi au code du genre, s'amusant à le pervertir d'éclaircies blasphématrices pour les puristes. Depuis, Myrkur a pleinement embrassé ses influences folk et traditionnelles avec l'album acoustique Folkesange et Bruun a enchaîné avec la composition de Ragnarök, un opéra pour le Royal Danish Theatre de Copenhague... et eu un enfant. Voilà de quoi alimenter Spine !

Forcément, à l'annonce de ce nouvel album, écrit en fait avant Ragnarök, on pouvait se demander quel chemin allait emprunter Myrkur : allait-on revenir au metal ou rester dans la continuité de Folkesange ? Eh bien, ni l'un ni l'autre, mais aussi un peu des deux à la fois. Si les instruments traditionnels, la voix claire et l'atmosphère nostalgique et un brin mystique de l'introduction de Bålfærd illustrent à nouveau l'attachement de l'artiste pour ses racines, on réalise dès Like Humans qu'envisager Myrkur sous le simple angle de la stagnation ou de la régression était une erreur réductrice. Des guitares lourdes et glaciales et un chant plus clair et mélancolique que jamais servent de rampe à un refrain pop rock entraînant avant que le metal extrême ne pointe le bout de son nez en conclusion. Imprévisible ? Ambitieux ? Pas simple à appréhender à la première écoute, Spine est un peu tout ça.

Une fois n'est pas coutume, le choix des singles est particulièrement pertinent : médusés, nous avons découvert l'incroyable Mothlike et son orientation électronique / synthpop lumineuse qui prend une tournure bien plus inquiétante quand les synthés nous piègent dans leur répétition et que les racines black metal ressurgissent, jusqu'à un solo sorti tout droit d'un groupe de hard rock des années 80. On oscille entre modernité futuriste et les frontières d'un kitsch retro au point de frôler la catastrophe mais non : Bruun ressort de ce numéro d'équilibriste vertigineux avec grâce et puissance. De son côté, Valkyriernes Sang est le titre le plus conquérant et ouvertement metal de l'album, s'inspirant des sagas nordiques. Le rythme ralentit jusqu'à une pause acoustique avant de repartir de plus belle alors que l'artiste mélange la mythologie nordique à sa mythologie propre. Spine raconte en effet également sa maternité, le lien qui l'unit à son enfant dans un monde où régnait la paranoïa claustrophobe et l'isolement de la pandémie : de quoi ajouter une touche personnelle et viscérale au résultat.

Bruun se met autant en scène qu'elle continue de mettre en valeur les thèmes traditionnels chers à son cœur. Spine alterne entre le souffle épique et l'intime, à l'image de son touchant morceau-titre où le tumulte et la lourdeur cohabitent avec la vulnérabilité, l'angoisse avec l'espoir. La menace retenue de Blazing Sky et sa rythmique hypnotique ou l'intensité contenue dans les cordes de Devil in the Detail malgré un chant en apesanteur achèvent de peindre un tableau théâtral haletant. L'auditeur ne sait pas où Myrkur va l'emmener, aussi bien avec son histoire qu'avec sa musique et l'ensemble prend des airs de comédie musicale où black metal, folk et pop se mélangent naturellement.

Spine peut être vu comme une synthèse des précédents travaux de Myrkur puisqu'on y retrouve tout ce à quoi l'artiste a pu toucher au cours de sa carrière. Elle y pousse cependant toujours plus loin ses expérimentations en se moquant toujours plus des frontières entre les genres. L'ensemble est riche et mouvementé, plus solaire que le cauchemardesque Mareridt mais plus tumultueux que Folkesange. Il y a de quoi être déstabilisé dans un premier temps et trouver tout cela un brin chaotique, l'impression de trop-plein n'étant jamais loin. Pourtant, au fur et à mesure qu'il s'apprivoise, Spine se révèle surtout être une œuvre aussi touchante que stimulante où les idées jaillissent avec générosité. Myrkur n'a probablement jamais été aussi atypique et sort un disque paradoxalement hermétique et accessible, mais réellement passionnant, stimulant et d'une audace qui frôle souvent l'insolence.