Chronique | Mütterlein - Amidst the Flames, May Our Organs Resound

Pierre Sopor 6 mai 2025

En deux albums et un split avec Limbes, Marion Leclercq  s'est imposée comme une des voix les plus singulières à émerger des ténèbres ces dix dernières années. Sa musique, à la fois viscérale, monolithique, hypnotique et mystique emprunte à l'indus, au doom, au black metal, à la new wave et à tout un tas d'autres choses pour nous plonger en plein rituel intime, un truc fascinant et tétanisant à la fois. Amidst the Flames, May Our Organs Resound livre ses intentions dès son artwork et son titre. Il y a tout d'abord cette palissade en forme d'orgue et cette serpette trônant au milieu, renvoyant à la fois au travail des femmes dans les champs et à la sorcellerie. La symbolique ne nous échappe pas... Le titre, lui, semble jouer avec le double sens du mot "organ" : au cœur des flammes, que nos orgues résonnent... ou nos organes, tout simplement. Avec Mütterlein, tout est affaire de tripes et de traversée du feu, la souffrance sublimée.

Avec ce troisième album, la résonance universelle et collective des tourments intimes est plus explicite : l'album est présenté comme une promesse de résilience et, selon les mots de l'artiste, "une ode à tous ceux qui ont souffert en silence, particulièrement les femmes, dont les corps ont été instrumentalisés et sacrifiés". Anarcha, sa première piste, invoque alors le souvenir d'Anarcha Westcott, cette esclave sur laquelle ont été pratiquées plusieurs opérations chirurgicales sans anesthésie ayant joué un rôle majeur dans le développement de la gynécologie moderne... Sa pulsation techno minimaliste prépare à la transe, des nappes menaçantes s'amoncellent déjà, annonciatrices de l'orage de noirceur à venir. L'album Bring Down the Flags avait donné à Mütterlein une teinte plus funèbre, on la retrouve ici mais l'approche est plus rythmique, plus industrielle aussi, à la fois oppressante et oppressée, comme retenue par les spectres qui la hantent et la certitude d'un avenir lugubre.

Intimidante, poignante et hantée, la musique de Mütterlein l'a toujours été. La rage qui jaillit de l'opaque Concrete Black, entre incantation chamanique, cauchemar industriel et post-metal écorché, est impitoyable. L'atmosphère mélancolique nous happe, le parfum de deuil ne nous lâchera plus. Les lamentations, les boucles électroniques, l'orgue, la guitare... tout cela participe au rituel et lui donne sa touche intemporelle. Marion Leclercq abolit le temps avec sa musique, convoque les fantômes du passé pour mieux parler du présent. Si Mütterlein a toujours la lente pesanteur d'un destin funeste qui prend son temps (il le sait, lui, que rien ne sert de lutter : à la fin, on perd), on y découvre une intensité nouvelle au fur et à mesure que l'album se déroule comme une seule piste immuable dont l'auditeur ne saurait s'extirper, à la fois terrifié et fasciné (Division of Pain est une tempête épique dont personne ne ressortira indemne, un tourbillon de douleur mutant vers une marche funèbre aux airs de valse mécanique mutilée).

On apprécie tout particulièrement de retrouver plus régulièrement que par le passé ce chant si particulier, habité, rugueux, grave. Marion Leclercq a hérité aussi bien de la new wave des années 80, de la scène grunge des années 90 ou du post-metal plus récent avec sa fausse apathie et la puissance des émotions qu'elle transmet (le crescendo d'Ivory Claws, s'extirpant de basses épaisses, est dévastateur). Elle dénonce, condamne, pleure, exorcise... mais apporte aussi parfois aussi une forme de lumière, créant quelques clairs-obscurs à tomber (pendant les riffs accablants de Wounded Grace, par exemple). En invitant le projet dark ambient / ritual Treha Sektori sur les pistes Memorial One et Memorial Two, Mütterlein gagne en profondeur et en textures, mélange l'organique et le synthétique, la froideur industrielle à la mystique ancestrale dont l'orgue spectrale relève la touche sacrée. C'est aussi évocateur que superbe et rend palpable les esprits qui habitent l'album.

Plus que jamais, le ton est au recueillement. Ce troisième album joue à nouveau avec la durée, nous laissant l'espace pour penser à nos morts mais aussi les panser dans une quête de guérison. Mütterlein est à la fois l'obscurité - celle qui inquiète et enferme mais aussi celle qui sert de refuge - et la flamme, celle qui brûle mais aussi celle qui éclaire. Vous pouvez brûler les sorcières, leurs cendre fertiliseront alors vos sols... En constante évolution, l'artiste trouve certes avec Amidst the Flames, May Our Organs Resound le prolongement logique à Bring Down the Flags mais aussi l'équilibre idéal dans sa musique, toujours plus incarnée. Elle se renouvelle suffisamment, insufflant toute son âme à sa musique qui résonne plus puissamment encore qu'auparavant. C'est un nouveau chef d’œuvre, radical, noir, cathartique et monumental.