Léa Jacta Est + Cheval de Trait + Ventre de Biche @ La Boule Noire - Paris (75) - 24 juin 2025

Live Report | Léa Jacta Est + Cheval de Trait + Ventre de Biche @ La Boule Noire - Paris (75) - 24 juin 2025

Pierre Sopor 26 juin 2025

Vous faites peut-être partie de ces rares personnes à ne pas savoir que très exactement 237 jours séparaient la date de sortie du premier album de Léa Jacta Est, Horizons du Fantastique (chronique) et sa release-party parisienne à la Boule Noire organisée par Sanit Mils. En plus d'être l'indicatif téléphonique du Cameroun, une information certes captivante mais peu pertinente ici, c'est aussi le numéro de la plus terrible chambre d'hôtel de Shining, celle où les plus étranges apparitions se produisent. Les amateurs de coïncidences y verront peut-être un lien avec cette affiche surréaliste, où Léa Jacta Est se faisait accompagner de Cheval de Trait et Ventre de Biche (on aurait aimé tenir au courant le projet darkwave Aux Animaux, tiens) pour emporter le public dans son univers plein de poésie décalée, d'émotions contradictoires et de mort.

CHEVAL DE TRAIT

Mais avant, il y a Cheval de Trait. Notez l'effort que cette affiche demande aux profanes pour savoir qui est qui : Cheval de Trait, c'est comme "deux traits" et ils sont deux sur scène donc rien à voir avec Ventre de Biche, quand bien même la Biche est le nom du dernier thonier-dundée de l'Atlantique, un fier cotre aurique à tapecul nous apprend wikipedia, immatriculé à Groix en Bretagne. Si cette info provoque en vous un trou noir, notez comme ce trou noir est troublant car Cheval de Trait chante... en Breton. Vous suivez ? Nous, pas vraiment.

Dans la chaleur étouffante de la Boule Noire, on découvre le duo composé de Koupaïa (le nom breton de Sainte Pompée, ou Astasie, mère de Saint Tugdual, un des fondateurs de la Bretagne) et BRAVO BÉTON (si un saint breton s'appelle Bravo, ou Béton, merci de nous le signaler). Au programme, "contes et légendes bretonnes gabberisés", comme le dit le pitch officiel. Ça veut dire des choses chantées en Breton, avec un synthé parfois mélancolique, toujours dansant, et quelques mélodies traditionnelles qui s'ajoutent à tout ça. Il fait chaud mais dans la salle, il y en a qui se trémoussent. Sûrement ceux qui n'ont pas fini de cuire ou se fichent pas mal d'en savoir plus sur Saint Tugdual, Shining ou les cotres auriques à Tapecul du Morbihan. La performance de Cheval de Trait est légère comme la bolée de cidre fraiche dont on aurait rêvé, en toute simplicité, gentiment onirique. Musicalement, on est très loin de Léa Jacta Est et les amateurs de choses obscures et méchantes comme nous se demandent un peu ce qui leur arrive, s'il faut danser avec l'air joyeux ou ce genre de choses. On comprend néanmoins le lien dans ce goût commun pour le mélange des univers, le grand écart à la fois décalé et pourtant tout à fait sincère. La prochaine fois, on apprécierait que ces deux-là nous rapportent un peu de fraîcheur bretonne, tant qu'à faire, parce qu'on étouffe !

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VENTRE DE BICHE

Contrairement à ce que l'on aurait pu imaginer, Luca Retraite, alias Ventre de Biche, n'est pas bien champêtre. A la rigueur, on peut voir un lien avec Bambi : on imagine bien sa musique hantée par des innocents dont la maman a été tuée par des chasseurs. Une froide mélancolie urbaine, la simplicité minimaliste d'un type sans artifice qui commence par se présenter en disant "je vais vous chanter des chansons qui parlent de choses et d'autres" : Ventre de Biche ne fait pas dans le flamboyant ni la frime. Il se positionne d'ailleurs dans la fosse, loin des projecteurs de la scène. Les feux de la rampe, très peu pour lui : il cherche de l'humain, de la proximité, de l'échange. A moins qu'avec les spots, il ne faisait encore plus chaud sur scène et que ça l'emmerdait.

On apprécie alors la douleur viscérale que l'on devine dans des textes scandés, entre froideur synth-punk et dépouillement hip-hop. La démarche est radicale, le ton gris et déprimé n'empêche pas quelques revendications plus enflammées et une tendresse pour les laissés pour compte, les paumés et les marginaux. Il y a des airs de crise d'angoisse bien actuelle. On regrette alors peut-être un chouïa le dispositif, sympathique et judicieux face à une assemblée restreinte... Mais à moins d'escalader les bancs collés aux murs de la salle, difficile de voir Luca sous sa casquette. Pour ceux qui n'étaient ni devant, ni à plus de 2m50 de haut, le temps a dû paraître un peu long. Pour l'ingé light aussi, qui a quand même continué à éclairer la scène de différentes couleurs... ça faisait un bel arrière-plan !

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LÉA JACTA EST

Ces dernières années, nous avons suivi l'évolution de Léa Jacta Est. D'artiste seule sur scène avec sa guitare et quelques pédales d'effet, on l'a vue muter en un truc indéfinissable avec du thérémine... Et désormais, le projet solo est devenu trio avec les arrivées de l'artiste noise Background et de Léa Lotz, alias Bleu Reine. Les deux nouveaux se tiennent derrière des synthés ornés de broderies avec des dauphins. Après les chevaux et les biches, on reste en compagnie de gentilles bestioles.

Les morceaux ont évolué depuis leur apparition dans notre dimension et ont sacrément gagné en ampleur. Épaulée par ses deux "ailes", Léa Jacta Est semble plus libérée et peut se promener sur scène plus librement alors que de discrets nuages de fumée nous plongent dans une l'ambiance irréelle de cet univers fantasmagorique. On y gagne en énergie et en échange avec le public et la théâtralité que l'on devinait il y a quelques années dans les silences est plus assumée que jamais. Il faut voir son regard énigmatique, un brin amusée, au moment de nous hanter avec les thérémines hallucinés d'Horizons du Fantastique en début de concert et cette intrigante histoire d'OVNIs.

Le minimalisme feutré que l'on écoutait avec attention vole désormais en éclat le temps de titres plus fous et inclassables aux influences pop, trap et même industrielles. Les Sept Rivières et l'Amour à la Plage s'enchaînent alors que, surprise, le trio est rejoint par Jeanne Gorisse à la contrebasse et Ninon Rys au violon. Entre deux rugissements cathartiques, Léa Jacta Est n'a jamais été aussi rock'n'roll et fait honneur à la belle scène de la Boule Noire en nous offrant un show inédit jouissif (Tyrannosaure Lucifer, trop cool) mais aussi souvent bouleversant.

Parce que Léa Jacta Est, ce n'est pas que des associations improbables, des paillettes et des lieux très très touristiques. La mort est partout : absurde, imprévisible, cruelle (ce n'est pas innocent si son album sortait un 1er novembre...). Qu'il s'agisse du souvenir de ce pauvre monsieur dont le corps se retrouve dans un sac poubelle ou de Miranda le petit chat ("ce soir, le ciel est tout déchiqueté, comme les bras du canapé [...] comme les neiges éternelles, tu n'étais pas éternelle" - la dernière touche animalière de la soirée laisse une sacrée boule de poil dans la gorge), Léa Jacta Est invoque de nombreux fantômes et nous arrache un sourire tout en nous torturant les entrailles. "La fin est proche", prophétise-t-elle alors que le set approche de son terme. Elle nous chante la mort, c'est sa façon de parler de la vie et dans ses textes les deux se confondent avec mélancolie mais également une quête d'apaisement.

Dernière surprise pour la route, Ameno de Era confirme son talent pour s'approprier les chansons des autres et offre à cette belle soirée une conclusion entre mystique, kitsch assumé et nostalgie douce-amère. C'était un concert unique, inédit et ambitieux. On n'avait jamais vu Léa Jacta Est comme ça, on ignore si on la reverra de si tôt avec des conditions techniques aussi bonnes (les lumières étaient magnifiques) et autant accompagnée. Il fallait alors profiter au maximum de cet instant magique aussi improbable que rare, comme on profite de la mort et de la vie. C'était beau, fou, inattendu et complètement hors-monde : un beau mirage dont nous garderons précieusement les échos.

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Pierre Sopor

Rédacteur / Photographe