Nous devons à Doodseskader ("l'escadron de la mort") deux de nos plus beaux souvenirs du Motocultor Festival 2025 : tout d'abord quand le duo Belge est venu cracher ses tripes avec une intensité rare sur scène (on en reparle très bientôt) puis, dans un second temps, quand Tim De Gieter et Sigfried Burroughs nous ont accordé un peu de leur temps pour répondre à quelques questions après leur performance.
Encore secoués par le concert, nous sommes presque surpris de retrouver leurs regards, doux et rêveurs, et la bienveillance humble qui transpire des propos des deux artistes, manifestement eux aussi encore hantés par leur concert achevé une grosse heure plus tôt... Doodseskader se fiche des étiquettes (indus ? rap ? grunge ? metal ? pop ? bizarre ? peu importe !) et continue de creuser son univers intime, d'une intégrité absolue et d'une spontanéité forcément touchante et nous parle de la nécessité vitale que représente ce projet.
Crédit photo d'illustration en haut de page : Diana Lungu
Vous parlez souvent de l'importance d'être totalement sincères dans votre musique. Est-ce que cette démarche a des conséquences pour vous ?
Sigfried : Oui, ça fait mal. Je l'ai senti. Aujourd'hui, j'étais vraiment à fond dans notre musique, et j'ai vraiment senti cette douleur. Ça arrive de temps en temps mais jamais pendant tout le set non plus. Normalement, il y a des évolutions, les sentiments changent entre les morceaux et il y a différents niveaux de compréhension de ce qu'on fait.
Tim : Ce n'est pas facile. On n'a jamais pensé que des morceaux deviendraient réellement si complexes à jouer parce que quand tu écris un truc, ce n'est pas forcément un aspect de toi-même que tu aimes montrer. Je pense que sur le moment, aucun de nous deux ne pensait qu'il allait falloir qu'on le dise autant de fois devant un public et ça devient de plus en plus compliqué. Pas dans le sens où on n'a pas envie de le faire mais plus parce qu'on sait où on va creuser et on sait que ça fera mal. Il y a des jours comme aujourd'hui où ce n'est pas évident. Revenir sur ces aspects-là a forcément des conséquences pour ton mental. Je ne vais pas mentir là-dessus, ce n'est pas juste jouer des morceaux, on n'est pas là à appuyer sur play et en sortant de scène on se dit "voilà, ouais, bon show, c'est l'heure de l'apéro !". Peut-être que "risqué" est un grand mot, mais il y a quand même un certain risque. Je ne peux parler que pour moi mais parfois certains morceaux me font réellement glisser vers le bas très vite, m'enfoncent.
On imagine qu'il y a un côté cathartique dans tout ça... mais justement, est-ce que le fait d'écrire et de travailler sur ces humeurs sombres ne vous enferment pas tout le temps dedans ?
Tim : On essaye vraiment de s'en sortir, de sortir de la sombreur. On essaye vraiment. Tu ne peux en sortir qu'une fois que tu as capté ce qui ne va pas et qui tu es... Je pense que beaucoup de gens intériorisent beaucoup de choses et ne se connaissent pas très bien eux-mêmes ou n'osent pas... Tu vois, quand quelqu'un te demande "comment vas-tu", tu ne réponds jamais "alors mon gars, lundi il s'est passé ça, mardi il y a eu ça, etc, je suis à la dérive et j'ai besoin de quelqu'un pour m'aider". Non, tu vas juste dire "ça va" ou "j'ai une semaine difficile", mais tu ne vas jamais aller dans le détail. Tandis qu'ici, oui, on approfondit.
Avez-vous un rituel entre vous après les concerts pour justement vous sortir de cet état d'esprit ?
Sigfried : Moi, je me sens beaucoup mieux après les concerts d'habitude même si ce n'était pas le cas aujourd'hui. Normalement, c'est une bonne dose d'endorphines. T'as fait le trajet, tu connais déjà l'histoire des chansons puisque c'est de toi que ça parle, tu as relu ce que tu as fait, une partie de ta vie, et après tu te dis "ok, ça va, c'est fini". Tu revis un peu ce passé mais ensuite la vie réelle et le présent reprennent leur cours.
Tim : On n'a pas vraiment de rituel parce qu'alors ça deviendrait un truc qui se répète. On ne veut pas de cette répétition car il faut que les choses restent spontanées, vraies, tangibles. Si on se mettait à se dire "on sort de scène et pendant une demi-heure on fait le même truc à chaque fois", je pense que ça perdrait de son authenticité parce que je sais déjà comment ça va se passer, comment tout est orchestré, et il n'y aura plus aucune raison de faire ça. C'est faire du show, c'est un peu être un clown. Il faut des clowns dans le monde, ça peut être très bien aussi, mais si tu veux vraiment créer un miroir pour montrer qui tu es, tu dois juste vivre ta journée, monter sur scène et voir comment tu en sors. Parfois tu sors bien, parfois tu sors mal. Avant le concert, on se fait toujours un câlin par contre ! Ça, c'est un truc qu'on fait depuis le premier jour parce que c'est important aussi de se rappeler qu'on est à deux. Il y a un morceau qui s'appelle FLF et quand on le joue c'est complexe pour moi parce que je me revois à chaque fois et je n'ai pas envie de me voir si souvent aussi clairement... mais au moins, je sais que Sig est là, que je peux m'appuyer sur lui et qu'il me comprend vraiment. Je pense que ce câlin est un moment important parce qu'il faut se rappeler que peu importe ce qu'il se passe, peu importe ce qu'on dit, on est ok. On est là l'un pour l'autre.
A force de jouer ces morceaux, vous n'arrivez pas à créer une forme de distance ou à les apprivoiser un peu plus ?
Sigfried : Ça dépend. Personnellement, je peux retrouver des choses que je n'avais pas encore comprises et c'est beau, ça reste toujours frais.
Tim : Oui, ça change... C'est comme si tu écris un truc quand tu as 25 ans, tu mets tes pensées honnêtes sur un papier, et puis un an après tu te relis et tu as déjà tant évolué, notamment avec cet exercice de mettre tes pensées sur papier. Tu vas regarder ça et te dire "ah ouais, putain, l'année passée j'étais comme ça !". Cinq ans après, si tu le relis, tu vas te dire "holy shit ! J'ai fait un trajet !", peut-être en bien, peut-être en mal, et tu vas mieux savoir te situer. C'est ça qui est intéressant, parce que si j'écrivais sur les dragons et des trucs pareils, mon gars, tu verras que la semaine prochaine le dragon sera toujours un dragon et dans trois mois, pareil !
En vieillissant, on s'apaise parfois. Est-ce que vous imaginez Doodseskader être plus apaisé ?
Tim : C'est le but ! Les gens doivent penser que je plaisante quand je le dis, mais moi j'espère vraiment qu'un jour on fera du reggaeton. Mais vraiment ! On ne le cache pas, on essaye vraiment de sortir de ce truc négatif. On ne fait pas du metal parce que c'est notre plus grand rêve de faire du metal, on fait du metal parce que si tu veux creuser un trou, il te faut une pelle ! Aujourd'hui, on a toujours besoin de cette pelle pour creuser mais peut-être que dans un an ou deux ça aura changé. Et la vérité, c'est qu'on ne sait pas vraiment ce qu'on fait. Ce n'est pas comme si on se lançait en disant "alors maintenant on veut un riff heavy, et là un truc technique" ! Nous, on s'assied juste et on commence sans discuter de la forme de la chose, la chose se fait elle-même. C'est un truc spontané. On n'a jamais vraiment décidé d'une ligne dans ce qu'on fait donc on ne sait pas dire ce que c'est. Moi j'espère vraiment qu'on fera de la pop ou un truc tout romantique et mielleux dans trois ans. Je n'aurais pas honte de le faire parce que ce sera honnête aussi. Notre marque de fabrique n'est pas d'être un groupe heavy, notre marque de fabrique est juste qu'on est nous-même.
Mais même si vous faites du reggaeton ou de la pop, ça restera un peu bizarre quand même ?
Tim : Ouais ! Parce qu'on est des gens bizarres !
Sigfried : J'ai lu quelque chose hier que j'ai trouvé très beau. Si tu fais de l'art sous n'importe quelle forme, tu prends un risque. J'ai l'impression parfois que beaucoup de gens ont perdu ce risque, alors que c'est ce qui est beau. Il faut prendre des risques pour arriver à des choses spéciales.
Tim : On est tous bizarres, je pense. Allez, on le dit maintenant, je valide : oui, on est un groupe bizarre ! Mais on est juste bizarres parce qu'on est nous. Vous êtes probablement très bizarres aussi ! Si je viens dans ton salon à 11h du soir, je me dirais peut-être "quelle vie bizarre ils ont, ce sont vraiment des gens très bizarres" ! Ce n'est pas mal d'être bizarre ! J'ai l'impression que quand les gens disent "bizarre", tu tombes hors du bateau alors que quand tu acceptes ton étrangeté, justement, tu captes que c'est ça la norme. Être normal, c'est être bizarre. C'est juste que tu oses plus être en accord avec toi-même et les gens se disent "holy shit, ça c'est quelque chose !". Oui, c'est quelque chose, mais on est tous quelque chose. Moi, j'aimerais voir la bizarrerie des gens plus souvent, j'aimerais que tout le monde sache l'exprimer complètement librement et sans avoir honte de soi-même. Peut-être que toi tu aimes les pyjamas roses et je ne vais pas te juger là-dessus. Voilà. Finalement, pour moi, rien n'est vraiment bizarre : si tu rêves d'être un cheval, bon bah voilà, tu rêves d'être un cheval ! Moi je n'ai pas le temps ni l'énergie pour juger. Bizarre, c'est normal.
C'est fort de le retranscrire autant dans une musique qui va vraiment profondément dans votre âme. Il y a tout de même des formes d'expression artistiques qui sont plus codifiées...
Tim : C'est malheureusement le côté business du milieu musical. Le business demande que tu t'accordes plus à la norme. On te dit "on fait un festival à thème, dans quel thème vous vous placez ?" ou "on fait une playlist à thème", etc. Mais ce n'est pas ça l'important. Imagine que tu fais une galerie avec des peintres, une galerie immense, et tu ne la remplis qu'avec un seul tableau fait dans le même style par 15 peintres différents. Tu ne verras pas la différence et après l'avoir vu quinze fois, tu vas te dire "putain, c'est chiant à crever !". J'ai l'impression que les plateformes de streaming, les labels et tout ça poussent vraiment vers l’homogénéisation de la musique. C'est un truc bien pour eux parce qu'ils peuvent gagner plus de thunes ! Parce que si toi tu aimes Iron Maiden, bonne nouvelle : ils ont encore six autres groupes qui sonnent exactement pareil à te vendre ! Tu vas acheter des places de concert et des t-shirts de ces groupes et le label sera ravi d'encaisser l'argent.
Sigfried : C'est un peu bizarre d'avoir quelqu'un entre le créateur et le public. Ça change beaucoup parce que par exemple si tu es ici, au Motocultor, que tu aimes bien les pyjamas roses et le reggaeton, tu te sens peut-être pas à ta place... mais ça ne veut rien dire parce que si soudainement il y a un groupe en pyjama rose qui joue du reggaeton ici, c'est bien aussi !
En plus au Motoc, tout le monde irait les voir ! Vous dégagez beaucoup de bienveillance quand vous vous adressez au public, tu mentionnais aussi le câlin que vous vous faites avant chaque concert. Pourtant la musique est sombre, Doodseskader est un nom de groupe un peu effrayant... Vous êtes-vous déjà posé la question de ce que vous voulez faire ressentir au public, ou est-ce uniquement personnel ?
Tim : C'est personnel. Je pense que le jour où l'on réfléchira à ce que le public aimerait entendre, il faudra qu'on cesse de jouer. Ça n'aurait plus aucun sens.
Sigfried : Pour moi ça revient à l'intermédiaire entre l'artiste et le public qui te dit ce qu'on attend de toi parce qu'il y aurait une forme de demande. Picasso n'a jamais pensé "tiens, je vais faire du cubisme pour faire quelque chose de bizarre". Il l'a juste fait.
Tim : Moi je suis juste honnête et me montre en disant que je suis juste un gars avec rien de spécial, j'ai plein de défauts, je ne veux pas de piédestal du tout... C'est parfois très gênant parce que ce boulot fait que les gens me mettent dessus quand même mais moi je ne veux pas de ça. Je veux juste me montrer en tant qu'humain et montrer que c'est ok d'être qui on est, avec nos parcours et nos problèmes. Il y a plus de valeur quand une ou deux personnes se reconnaissent dans mon histoire ou y voient quelque chose qui peut s'appliquer à leur vie que si je dis "on va écrire des chansons d'amour comme ça tous les gens qui sont amoureux vont se reconnaitre". Ça n'aurait pas de valeur parce que peut-être que demain en te levant tu te diras "putain, tout va mal, j'ai perdu mon boulot, j'ai perdu ceci ou cela... et je n'en peux plus"... et moi je serais là comme un con à chanter des trucs d'amour pour que tu sortes ton portefeuille ?
Vous avez sorti vos deux albums à chaque fois avec deux ans d'écart environ. Year Two a bientôt deux ans. Pouvez-vous déjà nous parler du prochain :
Tim : Pas vraiment pour le moment ! Ce qu'on peut dire, c'est que ce sera plus inattendu encore. Tout le projet a été assez inattendu mais là, on a opté pour la voie la plus spéciale jusqu'à présent.
Sigfried : Je pense qu'on cherche comment on peut arriver à nous montrer de façon toujours plus pure, plus authentique.
Tim : Il nous faut une plus grosse pelle pour continuer à creuser, en fait ! On est en train de forger une pelle immense... immense ! On fait le travail, on le fait vraiment. Je ne peux pas en dire plus, mais je peux dire que cette fois-ci, on est en train de documenter des parties du processus pour montrer aussi comment on fait. Rien que pour nous, garder ce document pour le revoir dans dix ans et se demander comment on a fait ça, ça sera intéressant ! C'est une période très spéciale, et c'est là que je dois arrêter d'en parler parce que sinon notre manager va mettre ma tête sur une pique !
Tim, tu quittais récemment Amenra. On a lu que c'était pour te consacrer pleinement à Doodseskader. Est-ce qu'un projet pareil demande une implication telle qu'il ne laisse pas la place à d'autres choses, que ce soit en termes de temps ou d'émotions ?
Tim : Non, je n'ai jamais dit ça. Beaucoup de gens écrivent beaucoup de choses, mais moi je n'ai jamais dit que j'avais quitté Amenra pour cette raison, à personne. Je vois ce genre de bazar circuler et je vais être honnête, ça me fait très mal au cœur parce que je ne l'ai jamais dit. Ce n'est pas la raison. Je vais juste le dire simplement, comme ça c'est clarifié une fois pour toutes : j'ai quitté Amenra parce que je ne sentais pas à 100% la direction que le groupe prenait. C'est ce que j'ai dit à l'époque et c'est ce que le groupe a relayé comme déclaration. J'avais peur de le sentir de moins en moins avec le temps et ce sentiment est le seul truc qui importe vraiment dans ce que je fais. J'ai toujours dit que si un jour je monte sur scène avec Doodseskader et que je joue une note que je ne sens pas à 100%, je vends tout mon bazar et je cesse de faire de la musique. Je joue vraiment pour purger le truc qui est en moi, il y a un aspect physique et un aspect mental. J'ai joué chaque concert d'Amenra avec la même honnêteté, la même intensité, et j'avais peur qu'à force, j'aurais fini par juste jouer pour être musicien et ça n'aurait pas été honnête de ma part. Ce n'est pas ce que les gens méritent. Les gens méritent vraiment qu'on se consacre complètement à son art.
A côté de Doodeskader, je fais beaucoup de production pour d'autres gens et dans beaucoup de styles. Je fais beaucoup de musique qui ne sortira jamais. J'ai des disques durs remplis de trucs hard style ou R'n'B qui ne vont jamais sortir ! J'écoute ça le soir en fumant sur ma terrasse, je le fais juste pour moi, pour avoir une bande-son de ma propre vie. Je le fais toujours avec autant de passion... Mais j'avoue qu'en ce moment, quand je me lève, Doodseskader est ma première pensée et le soir, avant de dormir, c'est aussi ma dernière avant de fermer les yeux.
Vous avez sorti deux morceaux pour des jeux vidéos dernièrement. Avez-vous le temps de jouer un peu ?
Sigfried : Moi, je ne joue pas.
Tim : Il a un fils, c'est différent, il peut jouer avec son fils ! Moi, en revanche, oui, j'aime bien ! Je me lève tôt le matin pour pouvoir jouer une heure par jour. J'ai une Xbox et je joue à beaucoup de choses. Souvent des RPGs, c'est ce que je préfère. Je suis un nerd, je ne vais pas te mentir là-dessus, je n'en ai pas honte ! Mon gars, tu verrais mes sauvegardes sur Elden Ring et le temps que j'y ai passé... tu ne te sentirais pas bien, je pense ! Moi non plus, d'ailleurs, ça me fout quand même un peu la honte ! Mais je suis passionné de ça, je l'ai toujours été. J'arrive à me déconnecter complètement grâce aux jeux vidéos. J'aime bien Final Fantasy et les trucs comme ça, où je peux entièrement me laisser prendre par l'histoire et ne pas penser à ma vie. Je n'aime pas les jeux de shoot et tout ça. J'ai tout essayé, je vais à la salle aussi... mais quand je fais du sport, je suis en train de penser à Doodseskader constamment et je sors encore plus enragé ! Donc les jeux vidéos, quelque part, sont mon espace safe...
C'est très intéressant parce que votre musique est justement très ancrée dans le réel et le quotidien, alors que beaucoup de gens cherchent l'évasion dans l'art...
Tim : Ce n'est pas notre cas. On a besoin de ça, je pense. On a trouvé quelque chose dans ce qu'on fait. Quand on a commencé ce projet, aucun de nous deux n'aurait pensé qu'on allait autant changer en tant que personne. Après trois ans à écrire sur nos vies, on s'est vus, on a vu ce que ça faisait... J'ai l'impression que ça m'a profondément changé, l'effet sur ma vie est immense. Ce n'est pas seulement que le groupe fait partie de mon identité mais mon identité change aussi grâce à ce groupe... et grâce à Sig, surtout.
Sigfried : J'ai aussi beaucoup appris, beaucoup changé grâce à Doodseskader. Ça a une influence énorme sur nos vies.