Depuis fin 2023, l'éditeur Signal Zero s'est lancé dans une série de parutions dédiées aux musiques underground sous le nom de Sous le radar : des fascicules sobres qui permettent de découvrir un courant grâce à une sélection d'artistes ou de labels, le tout accompagné d'une playlist concoctée par les auteurs. Si l'objectif n'est pas d'être exhaustif, ni de proposer de longues analyses approfondissant le sujet sous divers angles comme ont pu le faire par le passé d'autres ouvrages, le format court et léger présente des avantages malins.
Parlons d'abord de la forme : les fascicules font moins de 70 pages, chaque entrée ayant droit à une fiche de deux pages. C'est pratique, on peut picorer dedans quand on a quelques minutes, tout en s'accompagnant de la playlist fournie (une super idée, même si les QR Code c'est enquiquinant, il faut un smartphone et savoir comment qu'ça marche, ce bidule !). Vous l'aurez compris : voilà des compagnons de voyage parfaits pour les transports en commun, par exemple ! Le fond, lui, nous semble essentiellement pédagogique et permet aux néophytes curieux d’apprivoiser et mieux comprendre des genres de musique qui peuvent sembler difficiles à définir ou à approcher lorsqu'il faut se frotter à plusieurs décennies d'histoire. Le format très court va à l'essentiel mais n'empêche pas les connaisseurs d'y faire peut-être quelques découvertes, que ce soit au détour d'une trouvaille plus confidentielle et récente ou au contraire d'un obscur "truc" oublié que l'on retrouve comme on retombe sur un vieux magazine au fond d'un tiroir poussiéreux. Ce mélange de pédagogie, de nostalgie et de curiosité toujours bien actuelle pour les sujets abordés permet à tout le monde de s'y retrouver. Enfin, il y a toujours ce plaisir un peu ludique que l'on éprouve face à ces "tops" et autres "sélections" : est-ce que nos chouchous y seront ? Est-ce que l'on s'offusquera de telle ou telle absence... ou telle présence ? (réponse :oui, oui... et oui !).
Si l'éditeur est passé par plusieurs courants musicaux un peu loin de nos préoccupations, le premier fascicule était dédié à la musique industrielle... Et la sortie récente du deuxième volume de la série GOTHIC, ainsi que le lancement des précommandes pour un coffret collector contenant 4 volumes nous sert de prétexte pour vous (re)parler des trois publications les plus proches de notre ligne éditoriale : INDUSTRIAL, EBM et GOTHIC.
Un petit mot sur les auteurs, tout d'abord. INDUSTRIAL et GOTHIC ont été rédigés par Jean-François Micard, qui a travaillé pour l'indispensable (et regretté) bi-mensuel D-Side de 1998 à 2010 et anime la webradio dsideradio. Electraumatisme, auteur d'EBM, tient depuis 2001 une radio locale à Clermont-Ferrand qui a évolué en podcast hebdomadaire explorant explorant "les archives de la musique electro-industrielle avec une prédilection pour la dark electro à l’ancienne et l’EBM traditionnelle mais sophistiquée". Les deux connaissent leur rayon depuis quelques décennies et ont la légitimité (et les souvenirs) pour en parler.
INDUSTRIAL, qui lance la collection, est un peu à part. En choisissant de se focaliser sur les labels plutôt que les groupes, l'auteur propose un panorama qui met en lumière des esthétiques et des lignes éditoriales synonymes de qualité. On y croise des acteurs toujours bien actifs (Old Europa Café, Ant-Zen), des noms légendaires (Mute, Cold Meat Industry... qui, nous l'avons appris à la lecture des lignes qui y sont consacrées, ne serait peut-être pas éteint ?), quelques couteaux viennent remuer des plaies encore vives (Audiotrauma, qui cessait ses activités en 2020 et à qui l'on doit plusieurs très belles découvertes récentes comme Horskh, Machinalis Tarantulae, Moaan Exis... en plus d'avoir été porté par Chrysalide). Les connaisseurs apprécieront, un début de sourire narquois en coin, que le terme "Industrial" soit ici pris au sens propre. Il est question de musique industrielle et, via l'exploration de ses labels principaux, d'un pan de son histoire... Mais n'espérez pas y croiser d'hybridation electro-metal (bien qu'Audiotrauma ou autres labels aient ponctuellement été vers le metal indus), ici les machines, le froid, la rigueur et presque une forme d'austérité définissent le mouvement. Allez-y : on vous garantit une lecture protégée de la NDH !
D'ailleurs, cela nous amène à un constat que nous offre le recul : qu'est-ce qu'il était sage, Jean-François Micard, avec ce premier fascicule ! Est-ce le sujet ou le fait de lancer une collection ? INDUSTRIAL se parcourt très bien et, en tant que lecture, est bien plus accessible que les musiques qu'il aborde : son rôle de guide vers un univers parfois hermétique est rempli avec les honneurs. On est cependant presque déçus de n'y croiser aucune des petites piques qui nous raviront tant dans les ouvrages suivants... Car en travaillant avec des auteurs qui ont, disons, "connu la Guerre Froide" (un moyen poli de dire "ont plus de 30 ans"), Signal Zero donne forcément la parole à des experts... mais aussi, d'une certaine manière, des puristes qui n'hésitent pas à nous rappeler les limites bien définies de leur sujet tout en ronchonnant sur certaines évolutions !
On vous résume / paraphrase ainsi la jubilatoire introduction d'EBM : "à l'heure où la Techno Body Music est vomie au kilomètre dans les clubs berlinois, replaçons l'enclume au centre de la forge". Le ton est donné : un fascicule court et pédagogique n'empêche pas des prises de positions et des plumes parfois acérées. On a beau ne pas toujours être en accord avec leurs auteurs, c'est fortement appréciable et rend la lecture parfois amusante, parfois un peu vexante (comment ça, pogoter comme des hommes de Néandertal sur Combichrist, c'est pas le sommet de la sophistication ?).
EBM passe par les incontournables du genre (D.A.F., Front 242, Nitzer Ebb), y compris ceux qui ne se sont consacrés à l'EBM que ponctuellement (Frontline Assembly, Die Krupps). On sent néanmoins que l'auteur, loin de rester coincé dans une démarche passéiste, continue de s'intéresser au genre et met en lumières quelques artistes plus récents et confidentiels (Chrome Corpse par exemple, l'occasion de mentionner les autres projets du chanteur Antoine Kerbérénès, Null Split et Dague de Marbre, qui nous sont très chers ici). Si les rythmiques du genre sont minimalistes et que les moues boudeuses sont de rigueur, on apprécie le sens de la formule de l'auteur qui nous décroche souvent un sourire. En remerciements, il reconnaît que sa sélection laisse peu de place aux femmes. Dans un genre historiquement très viril, où les muscles luisent sous les débardeurs, on comprend qu'il est difficile d'en croiser... pourtant, on a une pensée pour Youth Code, Ultra Sunn ou Rein. Cependant, leur musique ne correspond pas forcément à la définition de l'EBM "stricte" choisie par Electraumatisme, qui est loin d'ignorer ces projets ! On espère que son projet de parler un jour de l'electro dark aboutira : quelque chose nous dit qu'Agonoize, SynthAttack ou Grendel ne seront pas en première page !
GOTHIC, lui, est un sacré morceau. L'ampleur du sujet nécessitait un découpage en plusieurs tomes. Le premier explore les racines du genre via un focus sur les années 80 et 90, le second les années 2000 à aujourd'hui, le troisième la scène française ... et le quatrième, en bonus dans le coffret limité, rend hommage aux oubliés qui n'ont pas rencontré le succès qu'ils méritaient pourtant. A ce jour, seuls les deux premiers sont parus et nous n'avons pas encore lu le second.
Commençons par souligner à nouveau la personnalité que l'on a plaisir à retrouver dans des fascicules, pourtant courts et factuels : plus débridé que dans INDUSTRIAL, Jean-François Micard nous amuse beaucoup ! Que ce soit pour rappeler qu'Andrew Eldritch n'est pas forcément un type facile (ahem), pointer du doigt les albums les moins réussis de telle ou telle discographie ou décrire Dreadful Shadows comme "presque respectable malgré ses guitares plombées et ses orientations metal gothiques", il ne fait pas dans le communiqué impersonnel et chiant à lire. Son obsession contre cet "atroce" metal gothique allemand nous donnerait envie de le voir écrire un ouvrage sur le sujet, ne serait-ce que pour savoir de qui il parle exactement (on mise une pièce sur Lacrimosa... et on adorerait entendre son avis sur Lord of the Lost !)... mais comme nous tenons de source sûre que l'auteur aime beaucoup BlutEngel, nous ne nous lancerons pas sur le terrain des jugements ou du bon goût !
En 70 pages, Gothic contextualise, fidèle à la démarche pédagogique de la collection, et nous rappelle à nouveau quelques bons souvenirs (on en ressort avec l'envie de se replonger dans London After Mignight ou d'aller réécouter l'album de reprises de Love Like Blood). On y croise également quelques classiques qui ont récemment repris vie, comme Xmal Deutschland via Anja Huwe ou The March Violets, confirmant que ce mouvement gothique est loin d'être mort... Ce que le troisième volume, consacrée à la scène française, devrait très largement confirmer !
La démarche de Signal Zero est pertinente, salvatrice et nécessaire : les auteurs maîtrisent le sujet et savent parler du passé, mais c'est aussi pour construire des ponts solides avec ce qui se fait de nos jours. Le plaisir nostalgique que l'on peut éprouver n'est donc à aucun moment complaisant. Plus important, il s'agit de réelles portes d'entrée vers des courants musicaux qui, bien que toujours un peu "sous le radar", sont devenus des étiquettes que l'on colle un peu partout et n'importe comment, souvent par commodité. Voilà de quoi mieux les comprendre, mieux les définir, ou juste se remémorer quelques bons souvenirs, faire quelques découvertes... et parfois contredire leurs auteurs, parce que la musique reste une affaire de passion et donc de mauvaise foi et de querelles de clocher ! Souhaitons-leur de pouvoir mettre en lumière d'autres obscurités à l'avenir : nous lirons leurs guides avec plaisir et on espère bien s'étrangler encore en lisant que, apparemment, y'en a qui trouvent que Combichrist c'est pas sérieux, et y'aurait des fans de BlutEngel qui osent trouver quoi que ce soit kitsch !