Si vous vous rendez dans une librairie d'occasion, du genre de celles tenues par un vieil homme barbu où s'entassent les romans des différents genres de l'imaginaire en immenses rangées de tranches décolorées au classement incompréhensible pour quiconque en-dehors du gérant, vous aurez peut-être la chance d'y croiser une œuvre de fantasy sombre et singulière : Le Dit de la Terre plate de Tanith Lee. Nous avons déjà présenté une partie de l'œuvre foisonnante de la romancière britannique dans notre article sur ses (nombreuses) contributions à la littérature vampirique ; toutefois, ce sont d'abord ses textes fantasy qui l'ont fait connaître et parmi eux, le cycle du Dit de la Terre plate est resté son œuvre la plus connue.
Publié après la Saga d'Uasti qui a été la première à faire connaître Tanith Lee au milieu des années soixante-dix, Le Dit de la Terre plate (Tales from the Flat Earth) est paru en cinq tomes : Le Maître des Ténèbres et Le Maître de la Mort (tous deux parus en 1978), Le Maître des illusions (1981), La Maîtresse des délires (1986), Les Sortilèges de la Nuit (1987), rassemblés en deux intégrales par l'édition française de Mnémos (dont la couverture du second volume par Alain Brion est l'illustration en haut de cet article). Dix ans après la disparition de Tanith Lee, nous tenterons d'expliquer dans cet article ce qui fait l'originalité et la force de cette saga en spoilant le moins possible.
Illustration de Michael Whelan pour l'édition américaine DAW Books de Delirium's Mistress
Une fantasy orientale
Au moment où paraît Le Dit de la Terre plate, la fantasy est un genre déjà bien établi dans le monde anglo-saxon, bien qu'avec peu de reconnaissance institutionnelle, et qui a déjà commencé à se diversifier en sous-genres. Ce que l'on appelle fantasy commence à la fin du XIXème siècle avec une partie des écrits fictionnels de l'Anglais William Morris qui, dans sa recherche d'un monde libéré des rapports d'exploitation capitalistes, écrit des aventures se déroulant dans un monde imaginaire inspiré du Moyen-Âge européen avec ses légendes ; au début du siècle suivant, l'Irlandais Lord Dunsany, notamment, y apporte sa touche en investissant ses propres histoires de créatures issues du folklore d'Europe du nord et de l'ouest telles que les Elfes ou les Trolls. Les lieux communs les plus populaires du genre tels qu'on les connaît encore aujourd'hui apparaissent dans les décennies suivantes avec d'une part l'Américain Robert E. Howard qui fixe les canons de ce que l'on appellera l'heroic fantasy à travers le personnage de Conan, héros solitaire correspondant à un idéal viril qui se débat dans un monde chaotique et archaïque, et d'autre part avec Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, dont la vision d'un groupe de personnages en lutte pour sauver le monde de forces destructrices donne naissance au genre de la high fantasy, tout en donnant aux créatures du folklore nordique des traits culturels qui deviennent des clichés répandus parmi les œuvre suivantes (quitte à nettement s'éloigner de ce qu'étaient par exemple les Elfes des légendes scandinaves !). C'est cet ensemble de stéréotypes -univers européen médiéval, folklore nordique avec ses Elfes, ses Nains ou ses Trolls à la façon de Tolkien, lutte collective pour la sauvegarde du monde ou exploits d'un héros solitaire- qui dominent encore aujourd'hui la fantasy, au risque de la redite lassante.
Dès ses débuts, Tanith Lee écrit de la fantasy d'une façon extrêmement différente. Il s'agit bien de fantasy car l'on retrouve chez elle comme chez les auteurs susnommés des univers dans un état de développement technique et scientifique antérieur à l'industrialisation et où la magie est considérée comme quelque chose de normal ; toutefois, ses univers à elle sont très différents. On ne trouvera pas dans Le Dit de la Terre plate d'Elfes, de Nains, de Trolls ou de Gobelins ; à l'époque où la Terre était plate, selon Tanith Lee, les humains vivaient avec pour créatures surnaturelles autour d'eux différentes sortes de démons et sous la menace des Seigneurs des Ténèbres. La géographie nous fait voyager à travers toutes sortes de paysages mais parmi lesquels les déserts et la faune des pays chauds ont une certaine prépondérance. Les personnages peuvent avoir toutes sortes de couleurs de peau, de cheveux ou d'yeux, mais leurs noms ont généralement une consonance qui renvoie au Moyen-Orient antique. Les sociétés humaines, quant à elles, sont généralement structurées sous la forme de cités-États sur lesquelles règne un prince, dominant un empire plus ou moins vaste avec ses paysans et qui commercent entre elles, vénérant différentes divinités à l'aide de sacrifices et d'un clergé. Tout cela donne le sentiment que ces aventures se déroulent dans un cadre oriental et antique plutôt qu'européen et médiéval, évoquant les premières civilisations comme Sumer dans l'actuel Irak. Ce cadre oriental se retrouve dans d'autres œuvres fantasy de Tanith Lee telles que Cyrion, qui lui ressemble plutôt à un Proche-Orient médiéval fantasmé où se mêlent chrétiens et musulmans -Tuer les morts semble plus européen d'après les paysages et les types de sociétés traversés. Après tout, est-ce surprenant de la part d'une autrice qui a pour prénom (il ne s'agissait pas d'un pseudonyme) le nom d'une divinité phénicienne ?
Une œuvre dark fantasy
Si Le Dit de la Terre plate se différencie de la majeure partie de la fantasy par son univers, il le fait aussi par ses thèmes et son ton. Il n'y a pas de place pour l'héroïsme chez Tanith Lee, encore moins pour des héros dont les qualités premières sont leur courage et l'épaisseur de leur biceps ; les humains sont vulnérables face aux démons et à leurs propres tentations, la seule chose qui puisse les sauver de temps à autre est leur sagesse. Il ne peut pas être question de sauver du mal le monde de la Terre plate : il est d'ores et déjà dominé par les Seigneurs des Ténèbres -et à vrai dire, la seule fois où ce sera l'existence même de l'humanité qui sera menacée, l'identité de son sauveur sera... surprenante. Il est vrai qu'il y a aussi des dieux dans le monde de la Terre plate, qui sont encore supérieurs aux Seigneurs des Ténèbres ; cependant il ne faut pas compter sur eux pour secourir l'humanité, qu'ils méprisent pour ses travers quelle que soit l'adoration que celle-ci lui voue.
Le rapport pessimiste au monde du Dit de la Terre plate s'approche ainsi de ce que l'on appelle la dark fantasy, dont le Cycle d'Elric de Michael Moorcock était déjà un célèbre exemple au moment de sa publication. Ce pessimisme va avec le fait que, au risque de repousser certains lecteurs, les personnages de Tanith Lee sont presque toujours d'un sérieux de granit (et pas seulement dans Le Dit de la Terre plate !). Il faut toutefois souligner que le cycle est beaucoup moins violent que d'autres œuvres de dark fantasy plus horrifiques telles que le manga Berserk de Kentaro Miura ou que l'horrible Vivia de Tanith Lee elle-même, roman vampirique se déroulant dans un univers fantasy où l'héroïne enchaîne les traumatismes avec une pesanteur étouffante presque jusqu'à la fin. Sombre, l'univers de la Terre plate est aussi chanteur.
Des inspirations anciennes
La rupture avec les codes de la fantasy occidentale étant consommée (il existe aussi une fantasy chinoise ancienne et abondante qui s'est développée en parallèle), on peut se demander quelles ont été les inspirations de Tanith Lee pour ce cycle. La plus évidente remonte en fait à bien des siècles en arrière : il s'agit des Mille et Une Nuits. Tanith Lee reprend de la fameuse compilation de contes arabes, indiens et persans le cadre oriental, le fait d'enchâsser les récits les uns dans les autres (quoi que le niveau de superposition soit largement moindre chez elle), l'omniprésence de la sexualité (qui est de toute façon transversale à son œuvre) mais surtout le thème des contes où les humains doivent faire des choix lorsqu'ils sont confrontés à des puissances supérieures, et malheur à celui qui ne sait pas tenir sa langue, son avarice, ses appétits ou même sa curiosité ; comme dans les contes, l'inconstance de l'existence humaine se découvre au fil des histoires, un roi peut devenir misérable et un miséreux devenir un grand seigneur. Cette inspiration n'affecte pas que le fond : on identifie aussi des traits communs dans le style à travers les marques faisant penser à la retranscription d'un récit oral dans le cycle, comme lorsque la narration émet un doute sur ce qu'il s'est vraiment passé ou en propose plusieurs versions (ce qui devient parfois un peu lourd) ainsi qu'une manière d'éblouir le lecteur par des accumulations foisonnantes.
Une autre inspiration visible est encore plus ancienne puisqu'il s'agit tout simplement de la Bible chrétienne. Tanith Lee reprend à l'Ancien Testament le thème récurrent des humains se croyant assez puissants pour défier le divin et châtiés pour leur arrogance, elle y fait même une référence transparente au début du Maître des Illusions avec l'histoire de la Tour de Babelhu ; elle lui emprunte également celui des humains souffrant de s'être voués à de faux dieux et de fausses richesses. L'enseignement du personnage de Dathandja dans La Maîtresse des Délires, quant à lui, rappelle les évangiles par son insistance sur la capacité à rendre le bien pour le mal et sur la confiance. Notons enfin que l'univers du Dit de la Terre plate et ses contes effrayants ressemble curieusement à celui d'un pionnier de la dark fantasy : Clark Ashton Smith, dont les nouvelles inspirées de la face sombre de Lord Dunsany en plus élaborées lui valait l'admiration de Lovecraft, la ressemblance est particulièrement frappante avec celles du recueil Zothique ; à la connaissance de l'auteur de ces lignes, il n'existe toutefois pas de preuve que Tanith Lee se soit inspiré de celui-ci, il peut donc s'agir d'une coïncidence.
Couverture du premier volume de l'édition française Mnémos, illustration d'Alain Brion
Contes de démons
Contrairement aux contes et à la plupart des récits fantasy, Le Dit de la Terre plate présente cependant la particularité de ne pas être centré sur les humains. Tanith Lee elle-même résumait fort bien l'affaire en déclarant qu'il ne s'agissait pas de contes de fées mais de contes de démons ; si l'on voit se succéder au cours du cycle une immense variété de personnages humains qui auront chacun leurs choix à faire et leurs combats à mener, le véritable personnage central du cycle, du moins jusqu'au quatrième tome, est le Seigneur des Ténèbres Ajrarn le Magnifique, prince des démons -Azhrarn en version originale. Incarnation des passions mauvaises, il fait subir sa cruauté à des humains imprudents, tente de ravir les mortels dont il s'éprend et leur jette des malédictions lorsqu'ils se refusent à lui, conforte les mauvais dans leurs penchants. Il rôde en arrière-plan des histoires de chaque personnage humain, comme s'ils se trouvaient tous dans un manège dont il était le centre. D'autres démons jouent quelquefois leur partition propre, en interagissant avec les humains ou avec leur prince.
Au fil du cycle, on observe également les interactions d'Ajrarn avec les autres Seigneurs des Ténèbres, qui chacun incarnent un principe auquel est soumis l'humanité : Uhlumé, Seigneur La Mort ; Chuz, Seigneur La Folie ; Kheshmet, Seigneur Le Destin. La question de savoir si ces Seigneurs des Ténèbres ont pu inspirer les Infinis de Sandman a fait couler des pixels dans le sillage des révélations choquantes sur son auteur ; disons simplement que si l'air de famille est indéniable, les deux univers et leurs histoires sont très différentes et qu'il n'y a à ce jour pas de preuve formelle d'une inspiration. Enfin, dans La Maîtresse des Délires est introduit un personnage qui est tout à la fois humaine et démone, la fille d'Ajrarn, qui s'appellera tour à tour Soveh, Sovaz, Ajriaz et Atmeh au fil de ses évolutions entre le monde des mortels et celui des Seigneurs des Ténèbres ; c'est alors elle qui passe au premier plan, bien que son père démoniaque ne soit jamais loin derrière. Le dernier tome Les Sortilèges de la Nuit, dont on verra qu'il est très particulier, est enfin le seul où les Seigneurs des Ténèbres sont relativement effacés.
De l'humanité
Les humains, pour autant, ne sont pas des victimes passives d'entités supérieures. Eux-mêmes sont généralement en proie à des passions mauvaises : les princes sont presque toujours des tyrans dont l'orgueil et le sadisme sont sans limite, les magiciens ne sont pas de sages vieillards barbus mais des intrigants qui dans le meilleur des cas méprisent le reste de l'humanité dans leur recherche de savoir, les philosophes sont pour la plupart dénués de sagesse, les ordres religieux hypocrites qu'ils pratiquent l'ascétisme ou vivent dans le luxe, les humbles eux-mêmes résistent rarement à la tentation de faire quelque chose de vil pour leur propre compte et de rejeter les personnes différentes d'eux ; c'est pourquoi les démons étendent si facilement leur empire sur eux.
Hormis le cas particulier d'Ajriaz, on voit néanmoins se succéder des personnages humains forts à leur façon, ceux qui prennent le plus de place étant Narasen la reine-léopard de Mehr, son enfant Simmu, l'amant de celui-ci Jirek et Dunizel. À l'exception notable de Drezaëm qui apparaît dans l'un des contes du Maître des Ténèbres, aucun des personnages ne brille par sa force physique ni par son courage -et dans le cas de Drezaëm, ces traits s'accompagnent chez lui d'un lourd handicap. Aucun d'eux, non plus, n'est l'élu d'une quelconque prophétie ou ne naît avec des capacités magiques extraordinaires. Si Tanith Lee emploie aussi des héros plus traditionnels dans d'autres de ses textes fantasy (on pense immédiatement à Cyrion), ce qui distingue les héros humains du Dit de la Terre plate, c'est plutôt la contingence de leur destin : souvent d'abord marginaux, rejetés par les autres humains autour d'eux, ils peuvent soudain acquérir gloire et puissance et reperdre tout cela, ou inversement dans le cas de Narasen ; bons, ils sont presque toujours fascinés par le mal, c'est même encore plus le cas de Dunizel que des autres alors qu'elle semble l'incarnation de l'innocence ; et ce qui fait leur force, en réalité, est leur capacité à apprendre, qu'ils peuvent utiliser pour faire le bien ou le mal.
Soulignons enfin, car c'est très significatif dans une série commencée à la fin des années soixante-dix, que la caractérisation des personnages et leurs attirances ne dépendent pas de leur genre : la reine Narasen forte, courageuse et ambitieuse correspond plutôt à l'archétype des héros masculins de fantasy tandis que l'on trouve des personnages masculins dont les qualités premières sont leur capacité à prendre soin des autres comme Kazir dans Le Maître des Ténèbres ou le chef de train dans Les Sortilèges de la Nuit ; on souligne la beauté de Dunizel et d'Ajriaz mais aussi celles de Sivesh, d'Oluru et par-dessus tout d'Ajrarn lui-même ; les personnages de Tanith Lee dans toute son œuvre sont par ailleurs souvent bisexuels, ce qui dans le monde de la Terre plate est considéré comme tout à fait normal ; enfin, Simmu qui peut être alternativement homme ou femme selon son désir échappe à toutes ces catégorisations.
Terrifiantes merveilles et incongruités enchanteresses
Disons-le sans détour : l'écriture du Dit de la Terre plate est magnifique. Mises à part quelques lourdeurs lorsque la narration abuse des marques d'oralité, les descriptions des lieux et des personnages sont un ravissement, élevant l'imagination à des hauteurs enchanteresses par la maîtrise avec laquelle Tanith Lee sait unir comparaisons, métaphores et adjectifs avec une calme fascination ; la manière dont elle raconte l'évolution des relations entre les personnages et leurs sentiments fait mouche, elle peut être poignante ou d'une ironie dévastatrice selon les cas ; les dialogues, quant à eux, sont forts d'émotion et de solennité. Lee utilise pour cela aussi bien des phrases courtes lorsqu'elle veut lentement poser une ambiance que des phrases longues à point-virgule lorsqu'elle a besoin d'envolées. Sur le plan linguistique, la puissance de son style doit beaucoup aux rythmes ternaires et aux asyndètes dans la façon dont elle formule ses phrases, ainsi qu'à son vocabulaire luxuriant -si l'on est curieux et soucieux de précision, on aura quelques occasions d'ouvrir le dictionnaire ! Cette virtuosité n'est d'ailleurs pas le moindre des paradoxes quand on sait qu'enfant, Tanith Lee a dû batailler avec sa dyslexie.
Ce caractère enchanteur du Dit de la Terre plate s'accompagne toutefois d'un sentiment permanent d'étrangeté, créé tant par le style que par ce que Tanith Lee choisit de montrer. La beauté est souvent une beauté inquiétante parce qu'on la sait associée au mal, l'opulence est suspecte et l'on croisera nombre de créatures à l'étrangeté biscornues, y compris lorsqu'ailleurs elles sont censés être belles comme les fées et les licornes. Mais ce qu'il y a de plus étrange dans le cycle, c'est avant tout l'univers lui-même : comme son nom l'indique, la Terre y est plate, mais ce n'est là qu'une de ses bizarreries comme le montrent les aventures sous-marines de plusieurs personnages, l'épisode des bêtes philosophes qui arrivent sans la moindre explication ou l'épique aventure lunaire dans Les Sortilèges de la Nuit ! Tout peut arriver et Tanith Lee écrit cela avec un humour pince-sans-rire qui rend certaines histoires extrêmement drôles sans que les personnages ne s'en aperçoivent. À côté de sa magnificence et de ses ténèbres, le cycle ne manque donc pas d'humour, de sorte qu'on l'a comparé à la light fantasy des Annales du Disque-Monde de Terry Pratchett en dépit des différences de ton et de thèmes (en-dehors du fait que décidément, la Terre était plate, ce qui permet de se demander si les originaux ne soutenaient pas en ce temps-là qu'elle était ronde). À l'instar d'autres récits tendant à l'absurde comme La Quête onirique de Kadath l'inconnue de Lovecraft, cela ne nous sort pourtant pas de l'histoire mais nous élève davantage dans le merveilleux.
Chutes et rédemptions
À travers les merveilles insensées et les thèmes classiques des contes orientaux, on trouve cependant un leitmotiv qui parcourt l'ensemble du Dit de la Terre plate : celui de la chute des personnages et de leur retour en grâce dans leurs relations les uns avec les autres. Les personnages de Tanith Lee, fut-ce les Seigneurs des Ténèbres eux-mêmes à l'exception peut-être de La Mort (et encore, même lui a sa cour), n'existent jamais seuls en poursuivant uniquement des buts qui ne concernent qu'eux : Ajrarn lui-même a besoin de la terreur et du désir qu'il inspire aux humains mais aussi de l'amour et de l'estime des autres démons. Tout au long du cycle, on verra des personnages bons devenir mauvais et inversement, au fil des relations de désir, d'amour, de haine, de jalousie ou de domination qu'ils nouent les uns avec les autres, parfois radicalement affectés par le simple hasard.
À ce titre, on doit souligner le contraste entre Le Maître de la Mort et La Maîtresse des Délires. Ces deux tomes sont les plus longs du cycle et les plus marquants, ceux qui développent le plus le destin de leurs personnages. Les deux livres sont cependant construits en miroir : tandis que Le Maître de la Mort raconte l'histoire de personnages bons qui deviennent mauvais, La Maîtresse des Délires raconte l'histoire de personnages mauvais qui deviennent bons. Parmi les avis de lecteurs sur Le Maître de la Mort, on en trouve pour se plaindre du triste destin qui s'abat sur plusieurs personnages ; si cela ne nous gêne aucunement dans les sombres pages qui sont les nôtres, on tient à souligner que la lumière est belle précisément lorsqu'elle survient après une longue traversée des ténèbres, et que le pessimisme du Dit de la Terre plate et des textes de Tanith Lee en général est précisément ce qui rend aussi touchantes les relations que les personnages y établissent parfois.
Réédition américaine DAW pour Death's master
De contes en romans et inversement
On l'aura compris, Le Dit de la Terre plate n'est pas une histoire déclinée le long de plusieurs romans mais une multitude d'histoires entremêlées dans un même univers. On peut même dire qu'il serait possible d'arrêter la lecture du cycle à n'importe quel tome sans avoir le sentiment d'une histoire incomplète si l'on croyait devoir se priver des plaisirs de la suite. Mais alors comment s'articulent entre elles ces histoires ?
Le premier tome Le Maître des Ténèbres n'est pas un roman à proprement parler mais une suite de contes impliquant Ajrarn. Déjà marquant par la séduction qu'exercent le personnage principal et sa cité démoniaque de Druhim Vanashta, son impact émotionnel est cependant limité par le faible développement des personnages.
Beaucoup plus ambitieux, Le Maître de la Mort est l'histoire épique développée sur plusieurs centaines de pages de Narasen, Simmu et Jirek, qui feront vaciller l'ordre du monde en troublant les relations entre Ajrarn et La Mort, le Seigneur Uhlumé ; Tanith Lee ne renonce pas pour autant à l'idée de contes, prenant le temps de raconter l'histoire des nouveaux personnages lorsqu'ils rejoignent l'intrigue principale. Ce tome a été le plus récompensé, remportant le British Fantasy Award de 1980. Et en effet : l'histoire avec ses branches annexes est racontée avec une maîtrise remarquable, les personnages sont attachants et c'est pourquoi l'on éprouve avec tant de force la beauté amère de leurs destins, qui en fait une œuvre d'une puissance extraordinaire.
Le Maître des Illusions raconte quant à lui l'histoire de la cité de Belsheved et de Dunizel, mortelle très particulière autour de laquelle rôdent les ombres d'Ajrarn et de Chuz, le maître de la folie. Plus court, il donne l'impression d'un tome de transition ; l'histoire est cependant très touchante par sa beauté qui s'épanouit au milieu de la folie humaine ainsi que par les facettes inattendues qu'elle révèle d'Ajrarn.
La Maîtresse des Délires est l'autre gros morceau du Dit de la Terre plate, narrant le destin de la demie-démone Ajriaz ainsi que des personnages dont elle croise la route comme le mystérieux Oluru et l'étonnant Dathandja. Disons tout de suite que la mise en place de ce tome est plus laborieuse : on ne comprend d'abord pas où veut nous emmener Tanith Lee avec ses soubresauts agitant la trajectoire de l'héroïne. Mais une fois l'histoire véritablement sur ses rails, sur les hauteurs de quels formidables délires elle nous entraîne ! La jeune femme aux pouvoirs extraordinaires évolue radicalement en fonction des relations qu'elle développe avec son père, ses oncles et l'humanité, bouleversant le monde autour d'elle de la Terre Inférieure jusqu'au Ciel ; ce livre complètement fou nous entraîne à travers le cauchemar d'un délire sanguinaire gigantesque, la peur et la fuite éperdue jusqu'à s'en cogner aux limites du monde, nous montre l'espoir et l'amour se nouer de manière improbable, pour finir par une sublime fin douce-amère.
Les Sortilèges de la Nuit, enfin, prend place pendant La Maîtresse des Délires et un peu après : cette fois, le cycle redevient une compilation de contes, aventures d'humains dont la trajectoire a pris un tour inattendu sous l'effet des chambardements causés par Ajriaz. C'est donc en quelque sorte un livre-bonus et il faut bien dire qu'une certaine inégalité règne entre les contes. Et pourtant ! Il nous réserve encore des perles de noirceur, les somptueuses divagations de Dooniveh, la lune, l'horreur et la tendresse de La Fille du Magicien, dernier conte du cycle.
Affaire de goûts, c'est La Maîtresse des Délires qui a la préférence de l'auteur de ces lignes, ses défauts étant plus que compensés par la magnificence de sa fin. Sombre, déroutant et exalté, Le Dit de la Terre plate dans son ensemble est une œuvre qui n'est pas faite pour plaire à tout le monde mais dans laquelle on peut se jeter passionnément.