[Cinéma] Nightmare Alley

[Cinéma] Nightmare Alley

Pierre Sopor 23 janvier 2022

Titre : Nightmare Alley
Réalisateur : Guillermo Del Toro
Année : 2021
Avec : Bradley Cooper, Cate Blanchett, Rooney Mara, Willem Dafoe, Richard Jenkins, Toni Collette, David Strathairn
Synopsis : Un forain ambitieux, qui a le talent de manipuler les gens avec peu de mots, rencontre une psychiatre qui s'avère bien plus dangereuse qu'il ne l'est.

Les films de Guillermo Del Toro sont fascinants, le réalisateur injectant sa poésie, sa générosité et son amour du fantastique et des monstres à ses blockbusters comme à ses œuvres plus intimistes. Sa carrière est pourtant aussi remplie de projets avortés qui laissent, eux aussi, rêveur. Nightmare Alley a longtemps été de ceux-ci puisque le réalisateur avait déjà souhaité adapter le roman de William Lindsay Gresham (déjà transposé au cinéma en 1947) après avoir signé Cronos, son premier film, il y a presque trente ans. Aidé par le succès commercial et critique de La Forme de l'Eau et motivé par un contexte politique mondial où le populisme et ses mensonges ont le vent en poupe, Del Toro a enfin pu réaliser son film noir où la vérité fuit derrière des écrans de fumée ou des rebords de chapeau.

Il y respecte les codes du genre en nous présentant des personnages à la moralité douteuse, aux secrets lourds, au passé louche et aux motivations troubles dans une ambiance froide, urbaine et nocturne, mais il s'approprie aussi ce cahier des charges pour y injecter son univers. Ainsi, Nightmare Alley commence parmi les freaks, dans un cirque. L'occasion pour le réalisateur de nous offrir quelques tableaux dont il a le secret mais aussi de citer le chef d’œuvre de Tod Browning avec insistance tout au long du film.

On retrouve avec plaisir la pâte du réalisateur, entre sa compassion pour les monstres (ici un pauvre crétin exposé comme homme-bête à un public curieux), son goût pour les accessoires dignes d'un cabinet de curiosité (provenant sûrement de sa collection personnelle), sa cinéphilie flamboyante, ses palettes bleues et ocres (il retrouve le chef opérateur Dan Laustsen, déjà responsable de l'image de Mimic et plus récemment Crimson Peak et La Forme de l'Eau) et, bien sûr, son compère Ron Perlman, toujours dans les parages.

Il y a beaucoup de choses intéressantes dans Nightmare Alley, dans la façon dont le destin du personnage de Bradley Cooper semble, comme le genre le demande, tout tracé et comment Del Toro met en scène son évolution, à la fois fuite en avant, ascension et dégringolade. On apprécie l'humeur glaciale du film, où les personnages sont au mieux suspects, et souvent malveillants, égoïstes, menteurs, violents. Rarement Del Toro n'a semblé si pessimiste, voire misanthrope, bien qu'il essaye de nuancer en utilisant les chagrins et les deuils de chacun pour expliquer leurs actes. La pluie puis la neige viennent souligner cette humeur morose, apportant en plus à l'image une texture mettant en valeur les lumières et surtout les ombres. Pendant ce temps, le personnage de Willem Dafoe, admirateur, salue "ce Chleuh qui a les couilles d'envahir la Pologne". Le film se passe entre la fin des années 30 et le début des années 40 aux Etats-Unis et Del Toro utilise à nouveau un contexte historique sombre pour raconter son histoire avec la même réserve envers les figures d'autorité, souvent dangereuses.

Pourtant, dans sa froideur, Nightmare Alley oublie peut-être en chemin de venir toucher son public. Il est bien difficile de ressentir de l'empathie pour ce personnage principal arrogant, manipulateur, arriviste et malhonnête dont on attend surtout le moindre faux pas. Difficile aussi de saisir les motivations du personnage de Cate Blanchett, figure de femme fatale qui, comme le genre l’exige (on n'échappe pas à quelques stéréotypes datés), tente puis entraîne la chute du protagoniste. Les seconds rôles sont travaillés et solidement interprétés (Toni Collette, Willem Dafoe, Rooney Mara, Richard Jenkins : ça joue) mais leur temps à l'écran ne leur autorise pas non plus un développement très poussé.

Et si, finalement, Del Toro était plus à l'aise quand il s'entoure de créatures merveilleuses et monstrueuses ? Nightmare Alley est son premier film dont le fantastique est absent, et c'est peut-être quand il penche vers le genre que le film nous séduit le plus : les illusions du cirque, la divination, la neige sur un cimetière le temps d'une séquence qui recycle les splendeurs gothiques de Crimson Peak (et où Rooney Mara apparaît comme un calque du personnage alors joué par Mia Wasikowska, autre victime instrumentalisée par un amour déçu)... C'est finalement là que Del Toro semble se faire le plus plaisir, jusque dans ses quelques fulgurances gores.

Nightmare Alley est splendide, les acteurs y sont bons et les thématiques et symboliques toujours intéressantes. Un dénouement prévisible dès les premières minutes, une femme fatale qui aurait mérité une écriture plus solide et une froideur envers les personnages principaux tiennent cependant nos cœurs à une certaine distance. On apprécie le spectacle et le plaisir de retrouver et reconnaître ce grand monsieur du fantastique est grand, mais on ne ressort pas non plus transporté de cette ruelle aux cauchemars autant qu'on l'aurait espéré.