[Cinéma] La Plateforme, de Galder Gaztelu-Urrutia

[Cinéma] La Plateforme, de Galder Gaztelu-Urrutia

Pierre Sopor 5 avril 2020

Titre : La Plateforme (El Hoyo)
Réalisateur : Galder Gaztelu-Urrutia
Année : 2019
Avec : Ivan Massagué, Zorion Eguileor, Antonia San Juan, Emilio Buale, Alexandra Masangkay 
Synopsis : Dans une prison-tour, une dalle transportant de la nourriture descend d'étage en étage, un système qui favorise les premiers servis et affame les derniers.

Sorti à l'automne dernier en Espagne, le premier long-métrage de Galder Gaztelu-Urrutia a fini par arriver chez nous via la plateforme (haha,qu'est ce qu'on rigole) de streaming Netflix. Thriller horrifique d'anticipation en huis-clos, La Plateforme nous propose de passer une heure et demi enfermés en compagnie de Goreng, confiné dans une prison où les cellules sont positionnées les unes au-dessus des autres. Les détenus changent d'étage de manière aléatoire tous les mois et ont droit à apporter avec eux un objet de leur choix. Une fois par jour, une immense plateforme descend de cellule en cellule, recouverte de nourriture. Ceux du dessus se servent, ceux du dessous n'ont plus rien.

Le pitch ne fait pas franchement de mystère : La Plateforme a une inquiétante résonance actuelle, ceux qui ont tout se gavent afin d'être sûrs que ceux après eux ne reçoivent rien, allant même jusqu'à souiller les vivres qui descendent. Le trait est volontairement épais et tant mieux : il garantit l'efficacité et l'impact du film qui dure à peine une heure et demi. Un concept solide et bien exploité peut faire des miracles, et c'est le cas de La Plateforme : huis-clos anxiogène à l'univers kafkaïen cauchemardesque, le film est glaçant et captivant de bout en bout. Saluons d'ailleurs ses aspects techniques : la mise en scène et le montage, notamment sonores, sont redoutables, rythmant les journées des détenus via les passages de cette plateforme.

Mais pour accepter de passer tout un film enfermé avec des personnages, il faut que ceux-ci aussi tiennent la route. Dans le rôle de Goreng, le protagoniste, Ivan Massagué est impeccable. Malin, Gaztelu-Urrutia en fait un monsieur tout-le-monde idéaliste et naïf, sans réelles aspérités : il est volontaire pour participer à l'expérience (les autres sont pour la plupart des prisonniers qui purgent une peine), a apporté avec lui un bouquin et essaye d'arrêter de fumer. L'identification est facile, il véhicule la compassion et une forme de bon sens qui sert de repère au spectateur qui découvre cet univers en même temps que lui... Mais ses camarades de cellule sont bien plus hauts en couleur, tous excellents dans leurs folies respectives. On n'en dira pas trop, mais les rencontres successives permettent les différentes avancées du scénario mais aussi, parfois, un certain humour noir décalé qui permet de respirer dans cette structure abyssale.

Si La Plateforme est si cauchemardesque, c'est pour plusieurs raisons. Le concept, bien sûr, est odieux et donne des frissons (surtout à nous, public occidental : on est bien obligés de se sentir vaguement coupables en découvrant le film, une part de pizza dans une main et une bière dans l'autre). Le contexte actuel et sa mode du confinement n'est d'ailleurs pas étranger au succès du film... Mais La Plateforme est aussi un film mystérieux : jusqu'où peut-on descendre ? Qui sont les employés préparant le repas ? Qui est cette femme qui parcourt chaque jour la prison ? Autant de questions qui nous tiennent en haleine au fur et à mesure qu'une certaine folie s'installe. Folie des personnages, qui meurent littéralement de faim ou sont rongés par la culpabilité, mais aussi de la situation : chacun ayant droit à un objet, certaines visions Shiningesques s'offrent à nous en parcourant les différentes cellules : certains ont un katana ou un petit chien et d'autres une piscine... Quelques fulgurances sanglantes accentuent d'ailleurs ce climat malsain de démence : il est question de bouffe dans La Plateforme, on y trouve donc fort logiquement de la bidoche. Le plus terrible dans La Plateforme reste le pessimisme global du film. La critique du capitalisme est évidente, virulente jusqu'à la caricature (quoi que...) mais quand Goreng essaye avec son compagnon de cellule de changer les choses pour une redistribution plus juste de la nourriture, ça vire au fiasco. Tout le monde en prend pour son grade et dans cet enfer, on est finalement tous condamnés.

Alors bien sûr, on peut se poser certaines questions, notamment à cause d'une dernière partie où le mystère s'épaissit et une conclusion qui peut laisser dubitatif (on y revient plus bas, pour ne pas spoiler, mais c'est vrai que le message transmis par la panna cotta n'est pas des plus limpides !). Les ficelles sont parfois bien apparentes. Mais pour ce qu'il est, à savoir un film-concept d'une heure et demi, La Plateforme est terriblement pertinent et efficace : une pure série B claustrophobe maline et méchante comme on en voit trop peu.

Et cette fin, alors ? La panna cotta est le message ? Attention, spoilers.

Si vous n'avez pas vu le film, n'allez pas au-delà. On va discuter de cette fin en quelques lignes, car elle apporte au film une dernière couche de pessimisme pour finir de nous enterrer avec les personnages. Dans l'ordre de la narration, on finit par atteindre le fond de la prison en compagnie de Goreng et Baharat qui, dans leur tentative de répartir équitablement les vivres, ont massacré la moitié des gens qu'ils ont croisé. Leur but : réussir à faire remonter intacte une panna cotta aux cuisines pour transmettre un message et alerter sur la situation en bas. En arrivant au fond de la prison, Goreng, blessé, finit par offrir la panna cotta à une jeune fille affamée qui remonte ensuite via la plateforme pendant que Goreng agonise en bas. Tiens, alors ça ! Pourquoi personne n'y a pensé plus tôt ? C'est malin, remonter via la plateforme !

Sauf que cette jeune fille n'existe pas. On s'en doute un peu en voyant le film : Goreng meurt en fait avant d'atteindre le bas de la prison et toute cette partie est dans sa tête. Personne ne remonte vivant via la plateforme. La fin du film, en revanche, on la connaît : elle nous est montrée plus tôt, lors d'une scène un peu étrange où l'on voit un chef cuisinier engueuler tout le monde en cuisine pour un poil retrouvé sur un dessert. On ne le réalise pas tout de suite, mais il s'agit de la panna cotta que Goreng et Baharat cherchaient à faire remonter : ils ont finalement réussi. Sauf qu'au lieu d'y comprendre quoi que ce soit, le chef, furieux, pense que si la panna cotta est intacte c'est parce qu'il y avait un poil dessus. Conclusion : rien ne change, ceux du dessus n'ont aucune idée de ce qui se passe en dessous et pensent cuisiner suffisamment pour tout le monde, au point que les gens puissent bouder un plat pour un simple poil. Les tentatives désespérées de Goreng n'ont servi à rien et l'enfer continue. Bon appétit !