Depuis le Covid, le nombre d’éditions du Wave Gotik Treffen ne rime plus avec le nombre d’années. Leipzig accueillait début juin son 32ème WGT et avec lui son lot d’extravagance, qui cinq jours par an, transpire la normalité. Leipzig est la 8ème plus grande ville d’Allemagne et ne manque pas d’attractions. Pourtant, ici tout le monde connaît le WGT. Ça fait 35 ans que les riverains voient défiler steampunks, cybers, victoriens, fétichistes, lolitas, deathrocks, romantiques et autres sous-genres gothiques, de 7 à 77 ans. Plus personne pour se formaliser, se moquer, scruter. Tout au plus, on demande à faire une photo poliment. La plupart du temps, les festivaliers sont simplement ignorés, intégrés à la faune locale. Peu importe le quartier où vous résidez, vous trouverez le week-end de la Pentecôte toujours un goth en train d’acheter du PQ à la supérette du coin.
Le WGT est rentré dans les habitudes des Lipsiens (retenez que si vous n’apprenez rien au cours de ce compte-rendu, vous pourrez au moins vous targuer de connaître le gentilé de Leipzig demain au bureau). Le festial possède son propre panneau de signalisation sur la Nationale 2. Il possède également sa propre ligne de tramway, la ligne 31 ou schwarze Linie (on vous laisse deviner la traduction), qui relie nombres de salles du festival. On rappelle que tout festivalier muni d’un bracelet peut circuler dans tout Leipzig gratuitement en bus et tram. Il peut également, le temps du festival, avoir accès aux multiples projections cinématographiques, visites guidées de musées, cimetières et crématoriums, assister aux messes et animations prévues pour la Pentecôte, déambuler dans les nombreuses expositions disséminées en ville, aller au théâtre ou à l’opéra, voir un ballet ou une symphonie. Cette année, il était par exemple possible d’aller voir l’opéra Ondine d’Albert Lortzing.
Côté concerts, peu de styles échappent à la programmation : EBM, deathrock, post-punk, synthpop, neofolk, gothic rock, darkwave, post-metal, neo-classique, indus et toutes les combinaisons que vous pouvez faire en mélangeant le tout. Cette édition comptait 199 artistes. Impossible de ne pas trouver chaussure à son pied. Impossible également de tout voir. C’est le casse-tête du WGT : faire des compromis, et les faire au dernier moment, puisque le running-order n’est en général jamais dévoilé plus d’une semaine avant la tenue du festival. Et bien évidemment, tout le monde est victime de la même malédiction chaque année : les trois groupes que l’on ne voulait surtout pas rater jouent le même jour, à la même heure, aux trois extrémités de la ville. Un écartelage en règle. Et ce chevauchement est souvent stratégique. Les salles mises à disposition peuvent rarement accueillir plus de 500 personnes. Or le Wave Gotik Treffen drague avec lui plus de 20 000 festivaliers venus du monde entier. Si toutes les têtes d’affiche jouent sans concurrence, c’est une marée humaine qui déferlerait dans des salles incapables d’accueillir autant de monde. L’objectif est donc de répartir le public en lui faisant faire des choix qui désengorgent certaines salles. Mais le pari ne réussit pas toujours, loin s’en faut : cette année encore, dès les premières heures de l’après-midi, la plupart des concerts affichaient un Einlassstop, soit une fermeture temporaire de l’entrée. Compteur en main, les personne responaables de la sécurité comptabilisent le nombre d’entrants et de sortants. Si la salle atteint le nombre maximum de visiteurs autorisé, plus personne n’a le droit d’entrer, ce jusqu’à ce que d’autres sortent. Les festivaliers accèdent alors au compte-goutte au Saint-Graal, mais parfois trop tard pour voir le groupe désiré. Porter un bracelet n’est donc pas toujours suffisant au WGT pour assister aux concerts : il faut aussi se lever tôt et accepter de rater pas mal de choses. Pour assurer sa place lors d’une tête d’affiche d’une petite salle, mieux vaut ariver dès l’ouverture de la salle et assister à tous les concerts précédents. Fastidieuse organisation.
Enfin pour les noctambules, le WGT apporte aussi son lot de soirées prolongées. Pratiquement toutes les salles proposent des sets DJ après les concerts, et pour les fétichistes, une soirée fetish au Kätzclub est organisée chaque soir également.
En parlant de soirée, avant les after, il y a les before. Pas de festival sans une soirée pour se mettre dans le bain. Là aussi, il y a l’embarras du choix : DJ sets ou concerts. La salle Moritzbastei organise chaque année une soirée karaoké sous la houlette de Daniel Myer qui invite des chanteurs de la scène à se tourner en dérision. Au Felsenkeller, c’est l’EBM qui prime, avec les concerts notamment de Nordarr, Buzz Kull ou encore Absolute Body Control. Onze groupes se succèdent, de quoi considérer ce warm-up comme une journée de festival à proprement parler. C’est d’ailleurs la seule journée où l’on peut voir autant de groupes sur scène sans avoir à se déplacer. C’est donc l’option qu’on a choisie. Mais entre nous, pas de cachotterie : on n’a pas vu beaucoup de concerts ce soir-là. On a surtout profité de cette unique soirée chômée pour faire ce que font en général tous les festivaliers… se détendre ! À quoi d’autre pensiez-vous ?
Cryo
Transition toute faite, notre premier jour de festival démarre également avec de l’EBM. On se rend dans le nord de Leipzig, à la Stadtbad (au choix selon l’utilisation du bâtiment : la "piscine municipale" ou les "bains publics"). En l’occurrence ici, c’est une ancienne piscine municipale reconvertie en salle de spectacles… ou presque. La reconversion reste toujours partielle : on recouvre la piscine de panneaux métalliques. Pour l’anecdote, c’est une phobie assez constante dès qu’on entre. Impossible de ne pas penser que des centaines de gens piétiennent au-dessus d’un trou béant. Mais laissons nos phobies d’impulsion de côté pour se préoccuper de l’affiche de la journée. On est venus voir le duo suédois Cryo, et on n’est pas les seuls. Premier jour du festival, premières heures, et c’est déjà le premier Einlassstop.
Le groupe ne s’est pas produit depuis plus de deux ans, il était donc attendu au tournant. Le set torturé de Cryo nous plonge directement dans l’ambiance du festival. Martin et ses 2m de haut ensorcèle les premiers rangs, Torny lui se déchaîne tout au long du set. À droite, à gauche, debout, à genou, couché, au chant, aux percussions, au synthé, il incarne à lui seul les quatre Beatles. La salle est bondée, le festival vient à peine de commencer et on a déjà envie de se changer. Le reste de la journée s’annonce aggrotech à la Stadtbad. Il est temps pour nous de changer de décor.
Mars
Le Volkspalast est une salle à deux salles. La grand salle, sous une coupole, prend la forme d’un amphithéâtre, tandis que la Kantine ressemble plus à la cave ou on stocke le vin que l’on déguste dans les couloirs aux fenêtres baroques.
Pour commencer, on se rend à la Kantine applaudir Mars. Le duo allemand reste toujours très discret, ne cherchant ni la lumière, ni les faux compliments. Le groupe trace sa route sans éclaboussures depuis 15 ans, ne cherchant à plaire ni au milieu goth, ni aux amateurs de musique folk. Et de lumière il n’est absolument pas question pour cette représentation sombre de ce que Mars appelle du folk apocalyptique. Un univers intimiste, une touche de chamanisme, des percussions martiales et une guitare pour seul accompagnement. Un savant mélange entre King Dude et Current 93 très apprécié du public plongé en méditation profonde. Un brin incompréhensible que ce groupe n’obtienne pas plus de succès. On vous les conseille vivement.
Death in Rome
De l’autre côté de la porte, c’est Death In Rome qui se prépare. Lors de leur dernier passage au WGT en 2015, ils se produisaient eux-mêmes à la Kantine. Depuis, le groupe a connu une envolée sans fin avec ses reprises désormais classiques comme Careless Whisper et Barbie Girl. La Kuppelhalle est bien vite remplie et certains fans ne plaisantent pas avec Death In Rome. Le premier rang sinon rien. Beaucoup de spectateurs assistent au concert le sourire en coin, d’autres dansent de manière légère, d’autres encore prennent le répertoire très au sérieux. La team premier degré ferme les yeux, scande les paroles et se balance comme au concert de Patrick Bruel. Death In Rome tient à son anonymat et joue toujours dans le noir, mais le duo a recruté un claviériste et agrémente le set de quelques mises en scène amusantes. Et finalement, si c’était vraiment sérieux ? On se surprend nous aussi à se trémousser sur des adaptations folk des titres pop les plus légers de la scène internationale. Le public adhère particulièrement au Summertime Sadness de Lana del Rey, intelligemment orchestré. L’image des quarantenaires au crâne rasé en tenue paramilitaire qui chantonnent No Limits en fermant les yeux restera à jamais gravée dans notre mémoire.
Corlyx
Quatrième groupe et troisième salle pour nous dès le premier jour. Aller à Moritzbastei, en plein centre-ville, dans cette petite salle bondée où ne rentrent pas plus de 400 personnes bien tassées, non, ce n’était pas raisonnable. Mais pouvait-on rater Corlyx ? Bien sûr que non. Car le groupe fête son tout premier WGT, et ce… eh bien avec une salle comble. Un nouveau Einlassstop empêche les curieux d’apercevoir, en bas des escaliers, au fond de cette cave, le trio extravagant mettre des paillettes sur le festival.
On le sait, le point fort de Corlyx c’est la mise en scène. Tout est do it yourself, la tenue, le pied de micro, la coiffure… mais ce n’est pas pour faire oublier une piètre interprétation. Si les amis de Death in Rome nous a pondu quelques belles fausses notes juste avant, les cordes vocales de Caitlin Stokes, elles, sont en acier. On est là pour s’amuser, certes, mais le set est parfaitement maîtrisé, ce qui laisse le loisir à Caitlin de s’exprimer entre les morceaux, de sa voix distordue passée au vocoder. Le groupe n’attendait pas un tel accueil, et semble particulièrement fêter ce moment privilégié avec le public. Moritzbastei est bien trop petite, peu importe le groupe qui s’y produit, mais elle confère un sentiment de communion que l’on ne retrouve que très rarement dans une salle de concert. Et Corlyx a su utiliser cette caractéristique remarquablement bien. Le public part un peu déçu sans son rappel, mais le WGT c’est aussi un peu l’usine : il faut vite faire les changements de scène pour éviter de prendre du retard. Et à vrai dire, si on avait pu survivre à la chaleur et le manque d’oxygène, et si on n’avait pas eu la trouille de rater le concert suivant, on serait bien rester pour le set de Aux Animaux.
Kite
Mais il se fait déjà tard, on a "oublié" de manger aujourd’hui et il faut reprendre la voiture, garée bien loin, pour se rendre enfin à l’Agra, la salle maîtresse du WGT, située en bordure de Leipzig. On prévoit bien 45 minutes pour le tout, et on ne veut pas rater Kite. Kite est aujourd’hui l’un des plus grands groupes de musique électronique suédois. Depuis plus de 15 ans, il est acclamé par son public natif, se produit sur les plus grands scènes, n’en finit pas de se propulser vers l’avant. Depuis une dizaine d’années, Nicklas et Christian ont conquis le public allemand, qui leur a laissé d’abord une petite place, et leur offre ce soir la tête d’affiche de l’Agra. Alors oui, bon, on sait. L’Agra, ce n’est rien de plus qu’un gros hangar, une grosse boîte de conserve dénuée de charme, à l’acoustique douteuse, qui ne se prête franchement pas à l’univers de Kite. Et honnêtement, connaissant les groupes programmés dans cette salle, on doutait du succès qu’aurait ce duo si discret qui jouait encore il y a quelques années devant des salles à moitié vides. Mais la magie de Kite a opéré. Et c’est un nouveau Einlassstop devant l’Agra, qui peut contenir 5 à 10 000 personnes tout de même.
À minuit pile, les deux comparses font leur entrée sous les acclamations à donner des frissons. Si auparavant, Kite emmenaient 4 ou 5 synthés avec eux, le set a depuis été démultiplié, mais leur manière originale de se présenter, de côté, jouant parfois de plusieurs synthés en même temps, reste la même. Les Suédois ne s’adressent pas au public, laisse parler le spectacle son mais aussi lumière. Oserons-nous dire qu’on y voit une inspiration à la Jean-Michel Jarre ? C’est en tous les cas une belle manière d’occuper l’espace, à deux sur cette immense scène, coincés entre tous les pieds de micro et de synthé, et d’optimiser le décor industriel pas très raccord de l’Agra. On se balade entre les rangs pendant le concert et c’est partout la même ferveur. Kite a accumulé tellement de tubes que l’enchaînement paraît naturel. Et les nouveaux morceaux sont un délice. Malgré l’absence de Nina Persson, Heartless Places est un vrai bonheur. Le public vibre à l’unisson, pas le temps de reprendre son souffle, un vrai feu d’artifice, qui finit en apothéose…. À 1h pile. Le groupe salue, s’en va. Les gens tapent des mains, en redemandent. Les néons blâfards de l’Agra s’allument sans prévenir, laissant le public admirer la laideur de l’endroit, et une huée spontanée digne d’un match de foot s’abat froidement sur le WGT. Les Allemands auraient-ils trouvé un peuple encore moins fun qu’eux (vos réclamations sont à adresser à l’auteur de cette blague, Pierre Sopor) ? On vous en a déjà parlé, mais les Suédois ne connaissent pas les rappels. Les concerts durent rarement plus de 50 minutes, et les rappels ne font pas partie de leur culture. Certains groupes jouent tout de même le jeu à l’international. Surtout une tête d’affiche. Surtout dans la plus grande salle du festival. Mais pas Kite. Pas ce soir. L’heure c’est l’heure, ma bonne dame.